Christopher Pollmann Accumulation, accélération et individualisme juridique Dro

Christopher Pollmann Accumulation, accélération et individualisme juridique Droit, société et politique dans l’emballement du monde* – Table des matières – Introduction ......................................................................................................................... 369 I. L’emballement provoqué par les luttes pour l’existence ............................................. 377 A. L’alternative entre développement endogène et guerre ............................................ 377 B. La concurrence des individus .................................................................................... 378 1 La liberté individuelle comme obligation de performance .................................. 380 2 « La compulsion de gagner » ............................................................................... 384 3 L’automatisation de l’existence humaine ............................................................ 389 II. La décomposition des collectifs et la production d’individus .................................... 392 A. La rationalisation partielle du monde ........................................................................ 392 1 L’institutionnalisation du pouvoir politique et la désacralisation apparente de l’existence humaine ......................................................................................... 392 a) L’abandon par le droit d’un ordre naturel soustrait à l’intervention humaine 394 b) Le parallélisme des échanges, de l’abstraction et de l’égalisation ................ 395 2 La privatisation de l’existence humaine ............................................................... 396 a) L’affaiblissement du lien social ..................................................................... 396 b) L’individualisation de la quête de sens .......................................................... 400 B. La libération et la mise en exergue de l’individu ...................................................... 402 1 Les droits subjectifs sans limites .......................................................................... 402 a) Le primat des prérogatives sur les devoirs ..................................................... 403 b) La « lutte pour le droit », exaltation compensatrice d’une faiblesse individuelle ........................................................................... 405 2 La limitation des liens supra-individuels ............................................................. 408 a) Le postulat de l’indépendance individuelle ................................................... 408 b) L’irresponsabilité individuelle de principe .................................................... 410 c) La légitimation des rapports de force individualisés par le marché ............... 413 III. La mise en cause de la démocratie et du droit sous l’empire d’une frénésie paralysante .................................................................................................................... 415 A. La politique et la justice motorisées .......................................................................... 419 1 Le parlement amoindri au profit de l’Exécutif ..................................................... 420 2 La justice accélérée et ramenée à un rôle d’arbitrage .......................................... 422 B. Le déclin du droit ...................................................................................................... 425 1 La perte de sens normatif ..................................................................................... 425 2 Le rôle amoindri du droit pour le capitalisme ...................................................... 426 Conclusion ............................................................................................................................ 428 Bibliographie ......................................................................................................................... 431 * In : Jean-Louis AUTIN & Laurence WEIL, Le droit figure du politique. Études offertes au professeur Michel Miaille, Université de Montpellier I, 2008, vol. I, p. 369 à 442. 369 Accumulation, accélération et individualisme juridique Droit, société et politique dans l’emballement du monde** Christopher Pollmann* « [C]’est peut-être parce que nous n’arrivons pas à nous défaire des fantasmes si chers et si estimés dont nous avons coutume de déguiser notre existence que nous avons si peu d’aptitudes à freiner les catas- trophes [...] et les souffrances [...]. Nous voyageons dans l’Histoire, comme les passagers d’un train qui accélérerait toujours sa marche, sans personne pour le conduire et sans que les passagers puissent exercer aucun contrôle » (Norbert Elias). Sans doute y a-t-il de multiples façons pour caractériser la modernité occi- dentale, c’est-à-dire l’organisation sociale issue des Lumières et de la Révo- lution industrielle et aujourd’hui étendue à l’ensemble de la planète. Cepen- dant, un aspect non seulement distingue ces sociétés capitalistes de toutes les autres, mais exprime au plus haut point à la fois leur essence, la raison de leur succès sur d’autres formations sociales et les causes de leur chute éventuelle. Cette caractéristique porte des noms variés, plus ou moins connotés : dyna-  ** Cette contribution prolonge nos études sur l’identité personnelle et plus particuliè- rement “Identité personnelle et droit. L’individu contemporain érigé en dieu et sommé de réussir”, Revue de droit suisse n° 1/2006, p. 63 à 83. Sauf indication contraire, les traduc- tions sont de notre fait et les italiques viennent des auteurs cités. Je remercie enfin mon ami et collègue Hugues Rabault pour ses précieux commentaires.  * Professeur agrégé à l’Université de Metz, chercheur à l’Institut droit et économie des dynamiques en Europe (ID2), “Emile Noël Fellow” à la Harvard Law School (2001-02). Pour des commentaires et compléments, s’adresser à pollmann@univ-metz.fr.  N. Elias, La société des individus (1939 à 1987), avant-propos “Conscience de soi et lien social” de Roger Chartier, Fayard : Paris 1991, p. 120. 370 Mélanges MIAILLE misme, développement, progrès, fuite en avant, … Depuis plusieurs siècles déjà, la reproduction des sociétés humaines ressemble de moins en moins à un mouvement apparemment circulaire d’“éternels recommencements” et de plus en plus à une spirale caractérisée par la progression et l’expansion. Les découvertes scientifiques et les innovations techniques se multiplient et se succèdent à un rythme toujours plus soutenu, et les changements éco- nomiques, sociaux et politiques qui en découlent deviennent à la fois plus profonds et plus rapides. L’aspect essentiel de cette évolution consiste en une augmentation quantitative qui se déploie dans deux dimensions : sur le plan spatial au sens le plus large, il s’agit de la tendance à l’accumulation d’objets, d’argent, de services, de territoires, de données, de connaissances et de pouvoirs ; dans la dimension temporelle, nous assistons à celle d’une accélération dans de nombreux domaines et en de multiples formes. Dans sa multiplicité, le mouvement spatial d’agrandissement, d’exten- sion et d’accroissement dépasse la seule accumulation de capital dont Karl Marx avait déjà relevé le caractère anonyme, contraignant et insatiable. Il englobe la croissance économique, mais aussi, en amont, le développement des sciences et techniques et en aval la multiplication des externalités né- gatives telles que déchets et cancers. Quant à l’accélération, ses manifestations sont sans doute encore plus variées. On peut en effet distinguer trois aspects : - L’accélération technologique signifie des processus intentionnels d’éco- nomies de temps, surtout en matière de production, de transports, de dépla- cements sportifs, de communications et d’autres services. - L’accélération du changement social peut être définie comme invalida- tion croissante des expériences et attentes sociales, donc comme incapacité  Cf. Karl Marx, Le Capital, livre 1, Garnier-Flammarion : Paris 1969, par exemple p. 428 à 432.  Cf. Bernard Edelman, “Sujet de droit et techno-science”, 34 Archives de philosophie du droit 1989, « Le sujet de droit », p. 165 à 179 (168).  Cf. Hartmut Rosa, Beschleunigung. Die Veränderung der Zeitstrukturen in der Mo- derne, Suhrkamp : Frankfurt/Main 2005, p. 123 à 138. Cette thèse d’habilitation sous la direction d’Axel Honneth est non seulement un modèle en matière de scientificité, mais aussi une pièce majeure pour la compréhension de la modernité et une source essentielle pour une critique sociale renouvelée. V. en outre François Ost, Le temps du droit, Odile Jacob : Paris 1999, p. 273 ; Jean Chesneaux, Habiter le temps. Passé, présent, futur : es- quisse d’un dialogue politique, Bayard : Paris 1996, p. 31 à 35, se demandant cependant p. 252 : « les thèses sur l’accélération de l’histoire ne représentent-elles pas comme une contamination scientiste de nos analyses sur l’évolution humaine ? ». 371 grandissante de prévoir l’avenir. Elle revient à une contraction du présent et peut concerner l’urbanisation, la transformation des structures familiales ou la vitesse à laquelle des inventions se répandent. - L’accélération du vécu individuel désigne l’augmentation des activités ou des expériences dans la durée, du fait notamment d’une prolifération des op- tions et des contingences. Il peut s’agir du raccourcissement du temps des re- pas ou du sommeil, de l’accélération de l’élocution ou de la visite de musées. Bien entendu, la plupart des phénomènes concrets d’accélération concer- nent plusieurs de ces trois formes : par exemple la diminution du cycle de vie de nombreux produits ou l’accélération des films et de la musique et même du “temps canonique”10. Avant d’introduire ci-dessous le concept d’individualisme (point 2) et sa dimension juridique (3), il convient de s’attarder sur ces deux tendances à l’accumulation et à l’accélération. Elles sont regroupées ici sous le terme d’emballement, cette notion pouvant suggérer un mouvement aussi bien d’augmentation de la vitesse que, à partir de son sens financier, d’agran- dissement spatial. Il nous faut surtout justifier leur traitement sur le même plan, côte à côte, alors que la recherche sociologique contemporaine place l’accélération au centre de l’investigation11, tout en reconnaissant parfois une causalité réciproque avec l’accumulation12 (1). 1. Il s’agit donc de se demander si l’accumulation et l’accélération sont irréductibles l’une à l’autre. A cet effet, se pose la question des liens de causalité entre les deux tendances (a), mais aussi celle de savoir laquelle est plus importante (b) ; enfin, on verra dans quelle mesure elles sont en définitive deux faces du même phénomène (c).  Cf. William E. Scheuerman, Liberal Democracy and the Social Acceleration of Time, John Hopkins Univ. Press: London & Baltimore 2004, p. 12.  Cf. H. Rosa, op. cit., p. 406.  Cf. Guillaume de Stexhe, “La modernité comme accélération du temps : temps man- quant, temps manqué ?”, in : Ph. Gérard et al. (dir.), L’accélération du temps juridique, Publications des Facultés univ. St.-Louis : Bruxelles 2000, p. 15 à 48 (27 s.). 10 Cf. Jean-Pierre Schouppe, “Le droit divin des canonistes et le droit naturel des juris- tes : des facteurs stabilisateurs en asymétrie”, in : Ph. Gérard et al. (dir.), op. cit., p. 213 à 253 (213). 11 Cf. H. Rosa, op. cit., p. 158 où apparaît « l’augmentation de la vitesse comme moteur véritable de l’histoire (moderne) » (italiques omises). uploads/S4/ melanges-miaille-cp-tm 1 .pdf

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  • Publié le Jan 24, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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