1 Observations sur l’adage : Periculum est emptoris Jean-François GERKENS (Univ
1 Observations sur l’adage : Periculum est emptoris Jean-François GERKENS (Université de Liège) La journée d’études d’aujourd’hui est consacrée aux instruments de la pensée juridique, tels qu’exposés par J.-H. Michel1. Parmi ces instruments de la pensée juridique, on n’est pas surpris de trouver les reguale iuris2 ; et il en est une dont je voudrais approfondir l’étude maintenant : periculum est emptoris3. L’adage y est expliqué comme suit : « 153. A. Entre la conclusion du contrat et la livraison qui, liée au payement du prix, transfère à l’acheteur, selon les cas, la propriété ou la possession, la chose vendue est aux risques de l’acheteur. Qu’est-ce à dire ? Pour comprendre la portée de cette règle, il faut la combiner avec la custodia due par le vendeur (n°143). La custodia du vendeur et le risque pour l’acheteur durent de la conclusion du contrat à la livraison de la chose. L’une ou l’autre de ces notions entrera en jeu si, pendant ce laps de temps, la chose vendue vient à être endommagée, détruite ou perdue. - Si le dommage ou la perte est imputable à une circonstance dont le vendeur répond du fait de sa custodia — par exemple un simple vol — l’acheteur est libéré de ses obligations. - Dans le cas contraire, bien que la chose vendue soit endommagée ou perdue, parce que le risque lui en incombe, l’acheteur devra néanmoins payer le prix, alors qu’il ne recevra rien ou moins que prévu. 1 J.-H. MICHEL, Eléments de droit romain II, Bruxelles 1998, p. 407-433. 2 Ibid., p. 430s. 3 Cette regula est examinée en particulier, à la page 298 du même ouvrage de J.- H. Michel. Jean-François GERKENS 2 En d’autres termes : les cas de force majeure (vis maior), soustraits à la responsabilité du fait de la custodia, constituent le domaine des risques qui sont à la charge de l’acheteur. On se souviendra en outre : - Que le vendeur en droit romain, reste propriétaire de la chose vendue jusqu’à la livraison ; - Que le Code civil, en liant automatiquement le transfert de la propriété à la conclusion du contrat, aboutit à ramener la théorie des risques dans la vente (periculum est emptoris) à la règle générale du droit romain en cette matière (res perit domino). » Voilà comment J.-H. Michel explique la règle. L’auteur poursuit son exposé en justifiant la règle comme suit : « B. La théorie romaine des risques de la vente s’explique parfaitement si l’on admet qu’à l’origine la vente était au comptant. L’acheteur devenait aussitôt propriétaire et assumait le risque des cas de force majeure en vertu de la règle générale : res perit domino. REM. Les autres explications proposées par les anciens et les modernes sont peu intéressantes ou mal fondées. On verra, par exemple, Inst.3.23[3] ou la rubrique Dig.18.6 De periculo et commodo rei venditae. En revanche, il est certain que la règle periculum est emptoris favorise le vendeur dans le grand commerce maritime. Si la règle periculum est emptoris a survécu à l’époque classique et tardive pour la vente consensuelle, c’est parce que la pratique du commerce et la doctrine des jurisconsultes l’ont rendue acceptable pour l’acheteur : - En imposant au vendeur la responsabilité de la custodia ; - En permettant de toute manière à l’acheteur de hâter le paiement du prix et la livraison de la chose vendue. » L’exposé de J.H. Michel sur l’adage est clair et relativement classique sur le fond. Du moins en est-il ainsi dans la mesure où un tel classicisme a une chance d’exister. Comme le laisse entendre l’auteur, la doctrine a avancé beaucoup d’hypothèses différentes PERICULUM EST EMPTORIS 3 pour tenter d’expliquer le fondement de la regula, et cela sans qu’aucune explication ne soit définitivement convaincante. L’exposé qui suit m’est très largement inspiré de la lecture d’un ouvrage paru récemment. Il s’agit de l’ouvrage de Martin Pennitz, intitulé « Das periculum rei venditae. Ein Beitrag zum ‘aktionenrechtlichen Denken’ im römischen Privatrecht4 ». Cet ouvrage s’inscrit dans la tendance actuelle5, qui est de tenter de faire vivre à la recherche en droit romain, une sorte de révolution copernicienne. Il s’agit de ce que la doctrine germanophone appelle « aktionenrechtliches Denken ». Il s’agit, en quelque sorte, d’examiner les sources juridiques classiques en se basant sur l’idée que les jurisconsultes romains abordaient le droit par l’entremise des actions et des interdits de l’édit du préteur. Si la tendance est actuelle, l’idée l’est un peu moins. En réalité, la vision que l’on avait du droit romain a été remise en question une première fois sur ce plan-là, par la découverte du palimpseste de Vérone6. En particulier le livre IV des Institutes de Gaius a permis une meilleure compréhension de la procédure formulaire. C’est grâce à cette même découverte qu’Otto Lenel pourra reconstituer l’édit du préteur. Avec l’amélioration de notre connaissance de la procédure, nous avons également pu mieux percevoir la position beaucoup plus centrale de celle-ci, que ne le laissaient encore entrevoir les pandectistes, par exemple. Les auteurs contemporains qui adhèrent au « aktionenrechtliches Denken » s’en réfèrent volontiers à une affirmation de Fritz Schulz7 d’après laquelle la jurisprudence classique traitait et considérait encore le droit privé du point de vue 4 L’ouvrage est paru dans la collection « Forschungen zum Römischen Recht (44) » chez Böhlau (ISBN 3-205-99139-7). 5 V. par exemple : A. BÜRGE, Römisches Privatrecht : Rechtsdenken und gesellschaftliche Verankerung, Darmstadt 1999 ; I. FARGNOLI, « Alius solvit alius repetit », Milano 2001 (particulièrement les pages 1 à 5). 6 En ce sens, voyez par exemple: M. TALAMANCA, Processo civile (Diritto romano), in ED 36 (1987) p. 1s. 7 F. SCHULZ, Prinzipien des römischen Rechts, München-Leipzig 1934, p. 28. Jean-François GERKENS 4 de moyens procéduraux, par lesquels ce droit privé pouvait être mis en œuvre8. Si cette façon d’aborder le droit privé nous apparaît moins familière et que nous réfléchissons plus volontiers au droit privé en termes de droits subjectifs, c’est comme le rappelle Mantovani9, parce que notre formation juridique, que nous le voulions ou non, est toujours pandectiste. Je disais donc que Pennitz tente de donner une explication globale de la problématique liée au risque en matière de vente en abordant la question par le biais d’une approche procédurale, édictale de la question. L’auteur commence par faire un rappel des solutions élaborées par la doctrine sur la question. Voici un bref rappel de la problématique ainsi qu’un résumé des positions adoptées par la doctrine avant Pennitz : Le cas visé par la règle est celui de la vente d’une species dont l’exécution est différée dans le temps (par opposition de la vente au comptant). Les circonstances font que l’exécution de l’obligation du vendeur est devenue impossible, la chose ayant péri par l’action de la force majeure. Le vendeur est libéré de son obligation, mais qu’en est-il de l’obligation corrélative de l’acheteur de payer le prix ? C’est ici qu’intervient l’adage romain : periculum est emptoris. C’est l’acheteur qui supporte la perte de la chose, le prix reste donc dû. La règle est exprimée fréquemment dans les sources et ne semble faire aucun doute pour les jurisconsultes. Ce qui nous induit à penser que les jurisconsultes ne doutent pas, c’est précisément que jamais, cette règle n’est justifiée dans les sources. Cette absence de justification a beaucoup perturbé la doctrine romaniste qui s’est employée à essayer de pallier cette lacune. Ce besoin de justification s’est d’autant plus fait sentir, que 8 Schulz est invoqué tant par Pennitz (op. cit., p.1) que par Fargnoli (op. cit., p.1). 9 D. MANTOVANI, Le formule del processo privato romano2, Padova 1999, p. 7. PERICULUM EST EMPTORIS 5 la règle elle-même, ne paraît pas indiscutable sur le plan de l’équité. Pourquoi l’acheteur doit-il supporter seul la perte de la chose alors qu’il n’a jamais été en mesure d’en empêcher la perte ? C’est dans ce cadre, qu’ont été énoncées les nombreuses explications dont J.-H. Michel écrit qu’elles sont peu intéressantes ou mal fondées. Les Pandectistes se sont fortement intéressés à la question et ont développé un grand nombre d’explications différentes. Wächter10 pense que la règle s’explique par le fait que seule l’obligation du vendeur est devenue impossible. L’obligation de l’acheteur étant toujours possible, il n’y a pas de raison de le libérer de l’obligation de payer le prix. Dernburg11 approfondit la position de Wächter en insistant sur l’indépendance des deux obligations, l’une par rapport à l’autre. Koch et Fuchs12 pensent que la règle s’explique par le fait que lorsque l’exécution de l’obligation est devenue impossible, tout se passe comme si cette obligation avait été exécutée. Il y a une fiction de l’obligation exécutée. Jhering13 pense également à une fiction, mais cette fois sous forme de présomption irréfragable de faute, dans le chef de l’acheteur. Bon nombre de pandectistes, avec Windscheid, développeront également une théorie du transfert immédiat de la 10 C.G. WÄCHTER, Über die Frage: Wer hat bei Obligationen die Gefahr zu tragen?, in AcP 15 (1832) p.188ss. (190). 11 H. DERNBURG, Geschichte und Theorie der uploads/S4/ periculum-orbi.pdf
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- Publié le Fev 25, 2022
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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