LA VÉRITÉ, LE TEMPS, LE JUGE ET L'HISTORIEN Yan Thomas Gallimard | « Le Débat »
LA VÉRITÉ, LE TEMPS, LE JUGE ET L'HISTORIEN Yan Thomas Gallimard | « Le Débat » 1998/5 n° 102 | pages 17 à 36 ISSN 0246-2346 ISBN 9782070754113 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-le-debat-1998-5-page-17.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Leurs opinions, leurs doutes ont été por- tés à la connaissance du public et assez large- ment diffusés, à travers quelques publications et grâce à la presse. On y a vu défendre une idée exigeante de la spécificité de la démarche histo- rique. On y a vu s’exprimer parfois aussi un cer- tain refus des stratégies judiciaires par lesquelles le travail historique serait dénaturé, parce que ses finalités n’y seraient pas suffisamment res- pectées. D’un autre côté, et c’est un tout autre problème, la critique insiste sur la difficulté qu’il y a à évaluer aujourd’hui, sans anachro- nisme, des événements dont le contexte nous échappe. Les enchaînements dans lesquels les faits incriminés trouvent leur place et leur sens sont extraordinairement complexes et ne se lais- sent pas réduire aux grilles interprétatives aux- quelles la procédure soumet les événements dont elle se saisit. L’accusation isole des actes personnels, alors que la difficulté, pour l’histo- rien, réside précisément dans ces jugements d’imputation propres au droit : ce que le droit doit attribuer à un individu, en raison des règles propres à la responsabilité pénale, l’histoire le considère à l’intérieur d’un processus moins sûrement déterminable, où des contraintes col- lectives pèsent sur les acteurs et agissent plus ou moins à travers eux, dans la durée. Le temps de l’histoire substitue aux jugements d’impu- tation une recherche de causes multiples dont il faut débrouiller les cheminements et les enchaînements. En gros, nous avons affaire à deux types d’arguments critiques. L’un concerne les dispa- rités dans les approches, dans les protocoles du débat, dans les modes de rechercher et de Yan Thomas La vérité, le temps, le juge et l’historien Yan Thomas enseigne le droit romain et l’histoire de la science juridique à l’École des hautes études en sciences sociales. Il a dernièrement publié L’Origine et la commune patrie. Étude de droit public romain (Rome et Paris, De Boc- card, 1996). Dans Le Débat : « L’institution civile de la cité » (n° 74, mars-avril 1993) et « Le sujet de droit, la personne et la nature » (n° 100, mai-août 1998). Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universidad del Rosario - - 201.234.181.53 - 28/04/2020 16:39 - © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universidad del Rosario - - 201.234.181.53 - 28/04/2020 16:39 - © Gallimard reconstruire la vérité. L’autre, les différentes manières d’envisager le temps et, par suite, de poser les questions que commande l’idée que l’on s’en fait : un historien peut-il se prononcer aujourd’hui sur la responsabilité d’un homme dont les actions appartiennent à un autre temps ? Nous éviterons de nous interroger ici sur la légi- timité politique d’un éventuel refus de répondre à la demande des tribunaux : il faudrait nous demander alors si un savoir, quel qu’il soit, est fondé à refuser d’éclairer la décision des juges ; et si l’historien, pour rester sur sa réserve, a plus de droits à faire valoir qu’aucun autre (socio- logue, ethnologue, psychiatre, dans des procès où il serait utile d’apporter une information relevant de la sociologie, de l’ethnologie ou de la psychiatrie). Si nous choisissions ce terrain, le problème ne serait pas de discerner si la démarche interne à différentes disciplines est compatible avec leur dévoiement judiciaire ; il serait de décider si l’indépendance de la recherche, lorsqu’elle est menacée d’être dé- tournée de ses fins propres, doit ou non l’em- porter sur le service de la justice. Certes, pour éclairer ce problème, il ne serait pas inutile de s’intéresser à l’épistémologie, d’évaluer diffé- rents degrés de menaces pesant sur différents types de savoir, afin de mieux arrêter leur immunité relative à l’égard du droit. Mais, en définitive, nous aurions à rendre un jugement de valeur. Il s’agirait de trancher entre les inté- rêts éventuellement divergents d’une meilleure information du juge et d’une plus grande indé- pendance du chercheur. Tel n’est pas le point de vue adopté dans les pages qui suivent. On ne s’intéressera ici qu’à une question de méthode. En quoi la concur- rence des traitements historique et juridique d’un même fait — l’action de Maurice Papon comme secrétaire général de préfecture entre 1942 et 1944 — est-elle de nature à empê- cher leur association ? Pour éclairer les jurys sur la responsabilité pénale d’un Barbie, d’un Tou- vier, d’un Bousquet ou d’un Papon, les parties en cause — accusation, défense, parties civiles — peuvent-elles demander aux historiens de comparaître et de déposer, sans risque de les soumettre à des modes de questionnement contraires au libre déploiement de leur travail ? Quels caractères de leurs démarches respectives rendraient irréductibles la recherche du juge et celle de l’historien ? En quoi ensuite la concur- rence de temporalités distinctes — celle, mo- bile, de l’histoire, et celle que le régime d’im- prescriptibilité arrête dans un permanent présent — rend-elle leur collaboration délicate ? Est-il encore possible, dans des procédures pour crimes contre l’humanité, de faire coexister les multiples modes de rapport au temps que sup- posent diverses fonctions — celle de témoin direct, celle d’expert d’une époque qu’on n’a pas connue, celle de juge — lorsque tous sont rendus pareillement contemporains du passé ? Fait juridique et histoire Une étude véritablement historique et « scientifique » des comportements du passé (par exemple, l’action des membres de la haute fonction publique de Vichy face aux exigences criminelles de l’occupant, la capacité où ils étaient de refuser d’obéir aux ordres de leur propre gouvernement ou de leur propre admi- nistration, leur degré de participation lucide à la mise en place, à l’organisation et à l’exécution d’une politique de persécutions ou d’extermi- nation raciale, la connaissance qu’ils avaient de cette politique et de ses effets, etc.) se plierait 18 Yan Thomas La vérité, le temps, le juge et l’historien Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universidad del Rosario - - 201.234.181.53 - 28/04/2020 16:39 - © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universidad del Rosario - - 201.234.181.53 - 28/04/2020 16:39 - © Gallimard mal, dit-on, aux procédés en cours devant une juridiction de jugement. Le travail historique n’aurait rien à gagner à se soumettre au disposi- tif ritualisé mis en place dans le prétoire, aux rigidités du mode judiciaire de la controverse, qui contraint à répondre à des séries de ques- tions alternatives — innocence ou culpabilité, ignorance ou savoir que les acteurs avaient des conséquences probables de leurs actes, c’est-à- dire du sort réservé aux juifs déportés en Alle- magne, etc. Bref, l’argumentation universitaire serait trop à l’étroit dans le cadre du question- nement judiciaire, si bien qu’il serait inoppor- tun, dans ces conditions, que les historiens acceptent de témoigner. Modes de questionnement dans le procès C’est un fait, les jurys d’assises ont nécessai- rement à répondre à des interrogations présen- tées sous une forme alternative : l’accusé est-il ou non auteur ou complice de tel ou tel acte cri- minel ? Cet acte entre-t-il ou non dans les cir- constances qui caractérisent le crime contre l’humanité ? Si oui, y a-t-il ou non pris part volontairement et en connaissance de cause ? Peut-il ou non invoquer l’état de contrainte ? Peut-il ou non se prévaloir d’un ordre de la loi ou d’un ordre de son supérieur hiérarchique ? On comprend que des universitaires dignes de ce nom refusent de se laisser enfermer dans d’aussi inflexibles schémas. Mais ce mode de questionnement ne s’impose précisément qu’au tribunal, dans la mesure où il définit le cadre étroit de sa décision : il ne prédétermine en rien le champ du savoir qui la prépare et la rend pos- sible. Les réponses des jurys d’assises sont des décisions prises sur uploads/S4/ thomas-la-verite-le-juge-et-l-x27-historien.pdf
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- Publié le Fev 22, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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