Laval théologique et philosophique, 70, 2 (juin 2014) : 315-329 315 ARISTOTE, L
Laval théologique et philosophique, 70, 2 (juin 2014) : 315-329 315 ARISTOTE, LEO STRAUSS ET LE DROIT NATUREL Daniel Mansuy Instituto de Filosofía Universidad de los Andes, Santiago, Chili RÉSUMÉ : L’article que nous présentons est une analyse de la lecture que fait Leo Strauss du passage où Aristote distingue entre la justice naturelle et la justice positive. Tout en voulant s’écarter des interprétations thomiste et marsilienne, Strauss suggère une position paradoxale qui, tout en admettant qu’il y a un droit naturel, rejette l’existence des principes de justice immuables. Notre thèse est que l’interprétation de Strauss n’est pas complètement fidèle au texte d’Aristote, et présente en fait sa propre position comme étant aristotélicienne. ABSTRACT : The article we are submitting intends to analyze the interpretation proposed by Leo Strauss of the passage in which Aristotle makes the distinction between Natural Justice and Positive Justice. While attempting to distance himself from Thomist and Marsilius-based interpretations, Strauss suggests a paradoxical position which, while admitting natural right, rejects the existence of principles of immutable justice. Our thesis is that Strauss’s inter- pretation is not faithful to Aristotle’s text and that he actually presents his own position as if it were Aristotelian. ______________________ Or, le combat de nos ancêtres contre Rome fut grandiose. Il y a les deux grands combats : le com- bat juif contre Rome, et le combat allemand contre Rome. Les Germains eurent plus de succès du point de vue militaire. Ils vainquirent les Romains ; nous, nous avons été vaincus. Cependant, la victoire ou la défaite ne sont pas les critères les plus élevés1. I. LEO STRAUSS ET LE DROIT NATUREL a question du droit naturel a été l’un des problèmes centraux des recherches et des préoccupations de Leo Strauss. En effet, ce fut le sujet de ses Conférences Charles Walgreen qu’il dicta à Chicago en 1948 et qui furent publiées plus tard sous le titre Natural Right and History 2. Il revint ensuite sur ce sujet dans l’article intitulé « Natural Law », dont la première publication, datant de 1968, est reproduite dans le 1. Leo STRAUSS, Pourquoi nous restons juifs, trad. Olivier Sedeyn, Paris, La Table Ronde, 2001, p. 28. 2. Droit naturel et histoire, trad. Monique Nathan et Éric de Dampierre, Paris, Flammarion, 1986. L DANIEL MANSUY 316 recueil posthume Studies in Platonic Political Philosophy 3. Dans ces travaux, Strauss analyse les diverses conceptions du droit naturel et les critiques les plus importantes qu’a connues cette notion tout au long de l’histoire. L’analyse de Strauss sur l’origine et le développement de l’idée de droit naturel est particulièrement lucide et péné- trante. En termes très généraux, nous pouvons rappeler que pour Strauss la crise de la modernité trouve son origine dans l’oubli de la notion de droit naturel, c’est-à-dire de l’idée qu’il puisse exister des actions justes ou injustes par nature. Selon lui, le droit naturel moderne — dont les représentants les plus importants seraient Hobbes et Locke — est fondé sur une idée qui subvertit radicalement la compréhension tradi- tionnelle du juste et de l’injuste. Ainsi, pour Hobbes, le droit naturel est fondé sur le droit à la vie et sa propre conservation. Chez l’homme donc, les droits sont premiers et précèdent les devoirs, puisque l’idée même de justice trouve son origine dans un droit. Dans ce sens, on peut dire que seuls les droits sont vraiment inconditionnels, puisque les devoirs sont relatifs aux droits. Dans la perspective moderne, et cette idée survivra largement à l’auteur du Léviathan, il est un droit qui occupe une place fondamentale : celui de l’autoconservation. À partir de ce droit découlent les autres droits et, ce qui n’est pas moins important, les devoirs. Le développement de cette position aboutira plus tard à un rejet assez généralisé de l’idée même de droit naturel : cette dernière n’est plus jugée utile pour trouver des critères valides de justice. D’une certaine manière, nous pourrions dire qu’à partir de cette perspective, l’homme perd le sens moral de ses actions (que Kant tentera, à sa façon, de reconstruire plus tard). Selon Strauss cette perte de l’idée de droit naturel est la cause du « nihilisme » et de « l’obscurantisme fanatique » propres à la modernité4. Car, si nous ne pouvons pas justifier nos actes, ou si tous nos actes sont fondés sur des prémisses arbitraires, alors il n’y a pas de discussion rationnelle possible autour du bon et du juste. Pour repren- dre les termes de Strauss, rejeter l’idée du droit naturel implique la supposition que tout droit est positif, et qu’en conséquence nous manquons de critères externes pour juger le droit positif : alors, tout est possible5. Au moins en apparence, Strauss s’efforce de rétablir l’idée de droit naturel, selon laquelle il existe des choses qui sont par nature justes ou injustes. Sa démarche implique de laisser de côté les préjugés historicistes pour se repencher sur les œuvres des Anciens, autrement que comme sur des pièces de musée. Bien entendu, on peut penser qu’ils se sont trompés, mais on ne peut nullement parvenir à cette conclusion sans une analyse sérieuse et réfléchie de leurs positions, sans revenir sur leurs argumentations et conclusions. Partant de ces postulats de lecture, Strauss s’interroge sur le sens du droit naturel chez Aristote. Dans les lignes qui suivent, nous nous intéresserons à l’interprétation que fait Strauss dans son ouvrage Natural Right and 3. Études de philosophie politique platonicienne, trad. Olivier Sedeyn, Paris, Belin, 1992, p. 195-208. 4. Droit naturel et histoire, p. 18. Cf. Thomas HOBBES, Leviathan, or Matter, Form and Power of a Com- monwealth Ecclesiastical and Civil, Chicago, Encyclopaedia Britannica, 1990, chap. XVII. 5. Cf. l’introduction de Droit naturel et histoire. ARISTOTE, LEO STRAUSS ET LE DROIT NATUREL 317 History et dans son article sur la loi naturelle du célèbre passage où Aristote distingue la justice naturelle de la justice légale6. II. LEO STRAUSS INTERPRÈTE D’ARISTOTE ET DES ACTES JUSTES PAR NATURE Le problème du juste naturel retient l’attention d’Aristote dans le livre V de l’Éthique à Nicomaque7, où quelques lignes, dont l’interprétation est difficile, sont consacrées à ce sujet. Il distingue le juste naturel et le juste conventionnel comme deux composantes du juste politique8, et définit ensuite ces deux notions : la justice naturelle est « ce qui présente partout la même puissance », et la justice convention- nelle est « ce qu’il est au départ totalement indifférent d’instituer d’une façon ou d’une autre, mais qui, une fois établi, prend son importance ». Ensuite, Aristote cri- tique les sophistes qui croient que toute justice est conventionnelle, en partant du constat que les choses justes changent, ce qui serait incompatible avec leur prétendu caractère naturel. Cependant, le philosophe grec, tout en acceptant qu’en ce qui con- cerne les hommes la justice est toujours sujette aux changements, observe que cela n’empêche pas l’existence simultanée d’une justice naturelle et d’une justice non na- turelle. Autrement dit, le Stagirite veut affirmer en même temps (i) que toute justice humaine varie et (ii) qu’il y a bel et bien une justice naturelle différente de la justice légale. Quelques lignes plus loin, il conclut le paragraphe en signalant qu’« il en va ainsi des prescriptions qui ne sont pas justes naturellement, mais varient en fonction des hommes et elles ne sont pas identiques partout dès lors que les régimes politiques ne le sont pas non plus, sauf qu’il n’y a qu’un seul régime partout qui doit d’après nature être le meilleur9 », ce qui constitue un indice assez clair du rapport de la ques- tion du juste naturel avec l’étude du meilleur régime politique. Quel sens précis peut avoir cette démonstration aristotélicienne aussi concentrée que laconique ? Avant de nous en proposer sa propre lecture, Strauss nous rappelle certaines des interprétations majeures dont ce passage a été l’objet au fil du temps. Thomas d’Aquin, par exemple, interprète cette affirmation de manière restrictive, en disant que, bien que les règles de justice puissent varier en certains cas exceptionnels, les principes de justice sont immuables en eux-mêmes. Strauss considère philosophi- 6. Cf. Allan BLOOM, « Leo Strauss : September 20, 1899-October 18, 1973 », Political Theory, 2 (1974), p. 373-392. Sur Leo Strauss et le problème du droit naturel, voir Stewart UMPHREY, « Natural Right and Philosophy », Review of Politics, 53 (1991), p. 19-39 ; Olivier BERRICHON-SEDEYN, « Leo Strauss et le droit naturel », dans Jean-Pierre DELANGE, éd., Lectures de Leo Strauss, Clermont-Ferrand, Dijon, CRDP, 1999, p. 27-43 ; et Lionel PONTON, « Le droit naturel aristotélicien comme division du droit politique », Laval théologique et philosophique, 47, 3 (1991), p. 367-378. 7. Éthique à Nicomaque V, 7, 1134b-1135a7. Nous suivons la traduction de Richard Bodéüs, chez Garnier Flammarion, 2004. 8. Richard BODÉÜS affirme que l’inclusion du juste naturel et du juste légal à l’intérieur du « juste politique » doit être prise avec soin, puisqu’Aristote ne restreindrait pas la justice à l’intérieur de la cité, mais il parle- rait plutôt de la justice considérée en général, cf. son article « Les uploads/S4/daniel-manusy-aristote-leo-strauss-et-le-droit-naturel.pdf
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- Publié le Mai 12, 2022
- Catégorie Law / Droit
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