© Jurisdoctoria n° 3, 2009 Le Droit islamique face aux enjeux du temps historiq
© Jurisdoctoria n° 3, 2009 Le Droit islamique face aux enjeux du temps historique Réflexion sur l’aptitude de la Charia à s’adapter aux exigences modernes du droit ISSAM TOUALBI Doctorant, Université Paris I – Panthéon-Sorbonne « N’insultez pas le temps, car le temps est Éternité ; et l’Éternité, c’est Dieu » Prophète MOHAMMED (570-632) e temps nous est généralement présenté comme une réalité inhérente au monde, immuable et insoumise au changement. Cependant, dans la philosophie musulmane, comme l’écrit le théologien A. At-Thaâlibî (1474), le temps est conçu comme la somme des mouvements et des changements subis par l’ensemble des éléments formant le cosmos1. Ou plus simplement, comme la manifestation d’une volonté supérieure qui donne sens et devenir aux choses. D’un autre côté, la norme juridique islamique, plus connue sous l’appellation de la Charia, est définie par l’Orthodoxie musulmane comme « un ensemble de règles canoniques et sociales révélées par Dieu au Prophète Mohammed (s.s.p)2 dans le but d’organiser les rapports entre les hommes, et de prévoir des prérogatives et des droits pour ces derniers »3. Selon les deux définitions précédentes, il semble à première vue qu’il n’y ait en Islam aucune contradiction entre Loi et Temps ; étant donné que les deux notions y 1 A. THAÂLIBI, Vérités sur le soufisme (haqa’îq fi et-taçawwûf), manuscrit n° 14-17158, Bibliothèque Nationale de Tunisie, p. 10. 2 (s.s.p) : sur lui le salut et la paix. 3 M. WASSILI, Les règles des rapports civils et commerciaux dans la Charia, (fiqh el mu’amalet el medenyya wâ et-tidjaryya fi es-sharia el islamyya), Le Caire, El mektaba et-tawfiqyya, 1997, p. 13. L 98 Issam Toualbi © Jurisdoctoria n° 3, 2009 sont considérées comme la manifestation d’une seule et même réalité métaphysique, la volonté de Dieu. Cela s’avère d’autant plus juste lorsque nous observons que la Charia, à l’instar d’autres lois divines telles que les Dix Commandements bibliques, ne s’est pas constituée en un laps de temps limité, mais plutôt sur une période de plus de trois siècles. En effet, après avoir été désigné en 623 comme chef spirituel et temporel de Médine par une grande partie de ses habitants convertis à l’Islam, le Prophète Mohammed (s.s.p) devait patienter presque dix années avant de doter la première communauté musulmane, selon les besoins croissants de celle-ci, d’un ensemble de règles sociales et mettre en place un certain nombre d’institutions judiciaires. Après la mort subite de ce dernier en 632, il reviendra aux pères-fondateurs de la science du Droit musulman, les fuqahâ, de prendre la relève et d’assumer la double tâche de rassembler les directives orales laissées par le Prophète d’un côté, et de combler les lacunes qui pouvaient apparaître lors de leur application, de l’autre. Ces derniers s’étaient alors retrouvés dans une situation similaire à celle des anciens théologiens chrétiens qui, comme l’écrit J.-L. Thireau (1994), « confrontés à des textes vénérables, porteurs de vérités révélées, se devaient d’abord d’en être les serviteurs fidèles et de s’en faire les exégètes scrupuleux »4. L’œuvre des premiers jurisconsultes musulmans permit cependant à la Loi sacrée de s’enrichir d’un ensemble d’interprétations (ta’wîlat), de réflexions (râ’y), d’analogies (qyyâs) et de jurisprudences (ijtihadât). Cette activité liée à la science du Droit musulman allait se prolonger durant près de trois siècles et donner naissance, dans un vaste empire s’étendant de la Chine à l’Atlantique, à plus d’une vingtaine d’écoles de pensées juridiques disposant chacune d’une interprétation propre du Code islamique. Mais à partir du Xème siècle, l’énergie qui animait la science du Droit islamique allait peu à peu s’estomper. Comme le souligne C. Levi-Strauss (1952), « ce sera sans doute cette avance de l’Islam sur son temps et sa jeunesse qui détermineront sa rigidité future ; tant il est vrai que l’impulsion révolutionnaire engendre la tentation du conservatisme et que l’idée de perfection bloque tout processus de perfectionnement »5. La nouvelle génération de juristes considérait alors leurs prédécesseurs avec une telle vénération, qu’ils se sont mis à élever leurs avis au rang de doxa (l’incontesté). Au lieu de continuer à être des acteurs actifs de l’évolution de la science du droit, ces derniers se satisfaisaient du rôle de simples commentateurs des avis des Maîtres. Ce traditionalisme conservateur finit d’ailleurs par influencer les autorités politiques du dixième siècle, et la dynastie des Abbassides proclamera officiellement la « fin du temps de la jurisprudence » (ghalq bêb el idjtihad). 4 J.-L. THIREAU, « Le Jurisconsulte », in Droits, Revue française de théorie juridique, n° 20, 1994, Doctrine et recherche en droit, p. 24. 5 Cf. H. DJAÏT, L’Europe et l’islam, Paris, Éditions du Seuil, coll. Esprit, 1978, p. 79. Le Droit islamique face aux enjeux du temps historique 99 © Jurisdoctoria n° 3, 2009 Désormais « coulé dans un moule rigide »6, le Droit islamique était considéré comme étant arrivé au terme de sa genèse. Pour les siècles à venir, le juriste musulman était condamné à n’être plus que le « gardien » de l’édifice éternel. La nouvelle conception qui prédominait alors voulait que la norme juridique soit considérée comme extratemporelle, c’est-à-dire invariante et réfractaire au changement. Idée même qui nous rappelle certaines conceptions naturalistes du droit qui suggèrent que la règle juridique, apparue sous l’intervention d’une émission de valeur et de sens, se situe au-delà de l’histoire humaine autant qu’en dehors de celle-ci. S’étant alors retrouvée comme amputée de la souplesse qui la caractérisait au temps de sa formation, il n’était donc pas rare que, confrontée à de nouveaux problèmes, la Charia n’ait plus eu de solution à proposer. À partir de là, on sait que les commis de l’État étaient contraints d’avoir souvent recours aux coutumes locales des contrées conquises par l’Islam, ce qui creusait davantage le fossé séparant l’État de la Loi sacrée d’un côté, et légitimait bien souvent des coutumes contraires à l’esprit originel du Droit islamique, d’un autre côté. Il convient cependant de souligner qu’il y eut, à intervalles irréguliers, quelques tentatives visant à combler le déficit qui frappait la science du Droit musulman. Citons à cet égard le projet d’Ibn Hazm Ed-Dhahiri (Andalousie 994-1064) d’abolir l’institution théologique dans l’intention de n’en conserver que le Coran et les Hadiths7. Rappelons aussi les efforts du célèbre imam Ibn Taymyya (Syrie 1262-1327) ou du cheikh Djallel Ed-dîn Es-Seyyouti (Le Caire 1445-1505) qui furent longtemps persécutés pour leurs idées novatrices. Cependant et compte tenu du caractère disparate de ces tentatives, celles-ci ne furent pas suffisantes pour remettre en question la solide institution instaurée par le traditionalisme islamique. Il a fallu pour cela attendre la fin du dix-neuvième siècle pour apercevoir une lueur d’espoir quant à la possibilité d’un renouveau de la pensée juridique islamique. En effet, un groupe de juristes réformateurs parmi lesquels Djamel Eddîn El-Afghanî (1838-1897), Abderrahmane El-Kawakibi (1855-1902) et le magistrat Ali Abderrazzaq (Le Caire 1888-1966), allait enfin apporter du sang neuf à la Charia. Le projet de réforme (nahdâ) porté par ces hommes de loi suggère, dans un premier temps, de replacer les Lois islamiques dans le contexte social qui prédominait en terre d’Arabie du sixième siècle afin d’éclairer le chercheur quant à 6 N. COULSON, A history of islamic law, Edinburg, Edinburg University Press, 1964 ; Histoire du Droit islamique, Paris, PUF, 1995, p. 5. 7 Les hadiths sont le recueil des traditions orales du Prophète de l’Islam. Contrairement au Coran qui se définit comme la Parole de Dieu, les hadiths sont les dits du Prophète Mohammed (s.s.p). Ceux-ci représentent la seconde source du Droit islamique après le Coran. 100 Issam Toualbi © Jurisdoctoria n° 3, 2009 la raison de leur apparition. Et de proposer, dans un second temps, à ces lois une nouvelle lecture adaptée aux besoins de la société contemporaine. Se rapprochant à certains égards de la conception positiviste du droit, le modernisme musulman prônait l’idée qu’étant apparue sous l’influence de valeurs efficaces, la norme juridique islamique devait donc en épouser l’évolution sous peine de dépérir. Comme nous l’explique N. Coulson (1964), « la distinction est en effet fondamentale entre la philosophie juridique musulmane moderne et la science classique du droit. Du point de vue de la tradition classique, la loi est imposée d’en haut et postule des normes éternellement valides auxquelles la structure de l’État et la société doivent se conformer. Du point de vue des Modernes, le droit est modelé par les besoins de la société; sa fonction est de répondre à ses problèmes »8. Il était par ailleurs attendu que les idées modernistes donnent naissance à une sérieuse polémique à l’intérieur de la société musulmane en général et au sein des milieux traditionnels en particulier. Dans le cadre de cette vieille lutte qui devait régulièrement opposer l’effort d’innovation à la volonté de conservatisme religieux, ne convient-il pas de se demander dans quelle mesure une approche comparative du Droit islamique pourrait positivement nourrir le débat ? Posons la question autrement : est-il possible que la méthode comparative puisse contribuer à faire la preuve que la Charia, contrairement à l’idée trop souvent répandue, n’est nullement réfractaire au changement ? Et que, à contrepoint de ceux qui insistent uploads/S4/droit-musulman.pdf
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- Publié le Mar 17, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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