Communication de spécialité, culture(s), mondialisation Marie J. Berchoud EA 15
Communication de spécialité, culture(s), mondialisation Marie J. Berchoud EA 1589, Savoirs et rapport au savoir (Paris-X), IUFM, université de Bourgogne Nous vivons dans une culture1 segmentée en types de pratiques, en disciplines, en spécialités, en métiers. Or la dynamique de mondialisation actuellement à l’œuvre tend à perturber les distinctions élaborées dans le passé proche (le siècle des Lumières) et lointain (l’Antiquité) : par exemple, comprendre une ou plusieurs langues étrangères n’est plus (ou plus seulement) un fait constatable chez tel ou tel individu, dit alors cultivé, mais une obligation professionnelle liée à la pratique de métiers variés. On doit donc examiner de plus près ce que deviennent la communication de spécialité et les spécialités dans le processus intégratif de l’actuelle mondialisation : le présent article tente d’articuler un questionnement à partir de constats historiques, sociaux, économiques et de formation. Deux axes structurant l’observation peuvent être identifiés : 1) une évolution dans le partage entre les savoirs et savoir-faire dits généraux, correspondant à ce qu’on appelle la culture générale d’une part, et d’autre part les savoirs et savoir-faire spécialisés. 2) L’inversion de la valorisation socio-économique de ces savoirs et savoir-faire donnant aux spécialités une rentabilité, une légitimité et une visibilité accrues. La question est double : quels sont les changements significatifs apportés par la mondialisation à la communication de spécialité ? Et comment intégrer ces changements dans l’enseignement du français sur objectifs spécifiques ? D’abord, il apparaît indispensable de mieux connaître et comprendre le phénomène de mondialisation dans lequel nous sommes, bon gré mal gré, engagés, donc de se référer à une ou des cultures. Parce que toute activité s’ancre dans une culture, et que l’accès au culturel, dans ses sens traditionnels et anthropologiques, pourrait bien se faire aujourd’hui de façon socialement reconnue à partir d’une pratique dans un domaine de spécialité et non plus seulement à partir d’un ensemble conceptuel dit général, ou de base, avec ses valeurs de référence et ses pratiques. Après avoir montré le déplacement de la limite entre français dit général et français sur objectifs spécifiques, on tracera les contours de la formation et de l’activité requise des enseignants de français sur objectifs spécifiques. La mondialisation et ses effets sur la communication de spécialité L’effet principal de la mondialisation paraît être, au-delà de l’accroissement général des échanges, une déconstruction / reconstruction des limites entre spécialités et avec la culture (et la langue) dite générale. La cause en serait la diffusion des technologies et l’intensification des échanges, tout cela au regard de la et des culture(s). Au nombre de ces échanges, il y a ce qui nous concerne ici, c’est-à-dire la communication de spécialité et, dans l’enseignement des langues2, en particulier le français sur objectifs spécifiques. 1À tous les sens du terme : ensemble de pratiques sociales autant que culture “ cultivée ” (Porcher : 1995) rassemblant les œuvres, les savoirs, les inventions. 2 D’aucuns évoquent “ le marché aux langues ”, du titre de l’ouvrage de Louis-Jean Calvet, Le Marché aux langues (les effets linguistiques de la mondialisation), éditions Plon, Paris, 2002. La mondialisation, un phénomène historique Le terme mondialisation désigne “en premier lieu l’extension d’une activité, d’une technique, d’un problème ou d’une langue (entre autres exemples) à l’échelle de la planète ”, puis “ la multiplication et l’intensification des interdépendances au niveau mondial ” et également “un processus… un mouvement organique englobant ”3. Ainsi, la pratique unifiée d’activités telles que la médecine (chinoise ou occidentale), la chimie, l’architecture en terre ou en béton, l’informatique s’est étendue aux dimensions de la planète. Il en va de même pour le tourisme, la banque, la finance, l’enseignement des langues (certaines plus que d’autres), l’éducation et la formation. La culture, alors, et les cultures, apparaissent soit comme des produits, qui se vendent dans le tourisme, la consommation culturelle, soit comme des bases identitaires et éthiques à préserver. L’idée que la culture est la trame qui structure toute communication se fait jour lentement. Dans les textes de presse et les médias, le terme mondialisation est employé comme s’il allait de soi, sans qu’une explication paraisse s’imposer. En particulier, la confusion semble fréquente entre l’espace intégré commun de la mondialisation, l’ “ œcoumène ”4 selon Fernand Braudel (1980 : 14, t. 3) et ce qu’il appelle une “ économie-monde ”, c’est-à-dire une “ somme d’espaces individualisés, économiques et non économiques, regroupés par elle ” organisés autour d’un centre. C’est qu’une mondialisation, parce qu’elle pousse à la formation d’un espace commun, à la fois juridique et linguistique, culturel et économique, ne va pas sans heurts. La culture française et européenne porte en héritage la mondialisation romaine, qu’elle a réinterprétée durant la Renaissance et les Lumières. Ces époques passées ont concouru à former notre conception de l’universel ainsi qu’à la capacité à mettre celui-ci en question, à le réinterpréter, à le transformer. Ainsi, “ notre ” universel, et, en arrière-plan, notre culture générale n’est pas autre chose que le résultat d’une volonté, d’une intégration réussie, c’est-à-dire d’une mondialisation étayée sur une culture forte, manifestée encore aujourd’hui par des créations durables et des valeurs stabilisées au siècle des Lumières. En contrepoint de cette culture générale, dans le même temps, s’est organisée la position des spécialités. Toute cette architecture est en train de se recomposer. Le général et les spécialités : en recomposition Dans l’actuelle mondialisation, on peut constater que les spécialités sont en train de se différencier en deux groupes : les unes débordent leur cadre disciplinaire, deviennent générales et usuelles en s’étendant à l’espace de la planète ; les autres sont reconnues en tant que pratiques culturelles ou techniques singulières… ce qui ne leur interdit pas forcément le succès. Pour historiser le propos de façon visible, précisons que les spécialités ont été définies à partir de métiers anciens, répertoriés ensuite dans les spécialités des lycées techniques du XXe siècle. Parallèlement, la culture dite générale, de Lettres puis de Langues, s’est calée sur les programmes des lycées créés par Napoléon Ier, eux-mêmes héritiers des “ humanités ” classiques. Le partage évoqué ci-dessus se produit d’abord dans l’espace abstrait des savoirs et savoir-faire : certaines spécialités, du moins dans leurs bases et leurs représentations, tendent à devenir 3 La définition ci-dessus est tirée de la revue Mots (mars 2003), dans un numéro consacré au thème “ mondialisation(s) ”, p. 4, éditions ENS Lyon. 4 Braudel, Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle. générales, comme l’informatique, tandis que les autres voient leur amplitude5 et leur singularité en tant que spécialité se restreindre. Ainsi, par exemple, dans l’industrie automobile, un tôlier n’est-il plus seulement celui qui façonne la tôle avec des outils mais aussi celui qui coordonne savoirs techniques et maîtrise des logiciels spécialisés. De ce fait, l’informatique devient un savoir-faire placé en amont de tout autre, comme le sont depuis longtemps lecture et écriture. Effet des progrès de la technologie ? Pas seulement. Le phénomène se produit également dans l’espace géographique, où, entre ingénierie des matériaux, architecture, aménagement de l’espace, les décloisonnements sont variés. Comment cela est-il advenu ? Dans les cultures traditionnelles (cf. le Moyen-âge européen), les savoir-faire spécialisés, les savoirs généraux, les valeurs sont étroitement intriqués et se transmettent par le geste, l’observation, la relation, dans la proximité. Mais dans notre système de représentations et de nominations dit moderne, édifié à partir de la Renaissance sur les bases de l’Antiquité, les distinctions entre domaines de savoirs et savoir-faire n’ont cessé de se complexifier. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le nombre et l’articulation des disciplines 6 universitaires. Cette architecture conceptuelle se double d’une hiérarchisation sociale et scolaire des savoirs. Rappelons ici l’opposition entre savoirs généraux (la culture au singulier) et savoirs spécialisés (la technique, les métiers) : les premiers seraient plus nobles que les seconds. En effet, l’époque moderne a progressivement séparé l’action de l’homme qui la produit, l’artisan de l’ouvrage, l’ouvrier, l’employé, le technicien de leur tâche. Une exception explique cependant pour partie la hiérarchie socio-scolaire cité plus haut, c’est celle des travaux de conception assortis d’une vision globale des processus en cause, c’est-à-dire ceux dans lesquels l’être humain n’est pas séparé de sa tâche, que ce soit dans la dissertation de philosophie ou de littérature, l’art, la gouvernance de l’entreprise ou les relations humaines. Ces décloisonnements touchent non seulement les domaines et disciplines, mais encore les territoires. Depuis plusieurs siècles, notre espace mental, de travail et d’échange n’a cessé de s’élargir, comme le montre Fernand Braudel7. Aujourd’hui, les délocalisations, l’ouverture des frontières (par exemple avec les médias, internet, les progrès des technologies ou les progrès des transports8) et l’intensification des échanges mettent l’accent sur l’espace en tant que marché, voire donnée marchande et non plus en tant que support à l’action et à la pensée. Mais les cultures (toutes anciennes, et certaines, mondialisatrices) se sont forgées par ancrage au territoire concret, lié à l’identité collective. Il s’agit d’un territoire matériel, fondement du symbolique, à l’intérieur duquel sont élaborées les articulations entre dire et faire, penser et agir, être et avoir, donc, en dernière analyse, la pensée. Dans ce mouvement d’élargissement uploads/Finance/ communication-de-specialite-culture-s-mondialisation.pdf
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- Publié le Apv 20, 2021
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