! ! Face à la bioéconomie, apprendre à être humain Catherine Larrère Fondation
! ! Face à la bioéconomie, apprendre à être humain Catherine Larrère Fondation de l’Ecologie Politique – mai 2014 ! Illustration de couverture: adaptée par B.M. à partir de "Monographien zur deutschen Kul- turgeschichte, herausgegeben von G. Steinhausen", STEINHAUSEN, Georg., Liepzig, 1899, vol.3, p.30, British Library (HMNTS 9335.l.11), domaine public. Illustration p.4: « DNA Lab », SNRE lab, University of Michigan, licence Creative Commons 2.0, https://www.flickr.com/photos/snre/6946913449 Illustration p.7: « Drawing of Artificial Arm », 07/11/1865, Cartographic and Architectural Records Sec- tion, US National Archives at College Park,MD, domaine public, https://www.flickr.com/photos/usnationalarchives/5573758997 Couverture et mise en page : B. Monange pour la FEP Fondation de l’Ecologie Politique - Mai 2014 ! fondationecolo.org. 5 Face à la bioéconomie, apprendre à être humain Par Catherine Larrère Philosophe, présidente de le Fondation de l’Ecologie Politique Réflexions autour de l’ouvrage de Céline Lafontaine, Le Corps-Marché. La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie, Seuil, 2014. vules, cellules souches, embryons surnuméraires, sang menstruel ou issu de cordons ombilicaux..., le corps hu- main et ses dérivés sont devenus l'objet d'un vaste marché et d'une industrie médicale, conjuguant trai- tement et recherche technoscienti- fique, ce qui constitue une branche importante de ce qu'un rapport de l'OCDE de 2009 appelle la bioéco- nomie. C'est ce nouveau secteur que Céline Lafontaine étudie dans ses aspects non seulement écono- miques, mais également culturels, politiques, sociaux liés aux trans- formations techniques et scienti- fiques, dans son dernier livre, Le Corps-Marché. La marchandisation de la vie humaine à l'ère de la bio- économie, publié en avril 2014. Parce qu'elle met sur le marché des éléments du corps humain qui étaient jusque là exclus de la com- mercialisation, la mise en valeur économique du corps humain relève de l'extension néo-libérale du mar- ché à des secteurs qui, jusque là, en avaient été exclus. D'où, également, la dimension internationale du phé- nomène: le marché des produits dé- rivés du corps humain ne connait pas de frontière et le développement des industries médicales et pharma- ceutiques liées à ce marché, contri- bue de façon importante à la crois- sance économique d'un certain nombre de pays, notamment en Asie du Sud Est (Inde, Chine, Corée). C'est un ensemble de modifications, scientifiques, techniques, médicales, qui a rendu possible cette nouvelle extension du marché. Pour être transformé en ressources, le corps humain doit pouvoir être décomposé en éléments simples et mobiles: c'est ce que permet la biologie mo- léculaire, base de la représentation d'un morcellement du corps qui ap- paraît comme "un agencement de cellules, de gènes et de molé- cules"(p.68). Les biotechnologies qui se sont développées en liaison avec la biologie moléculaire prennent O ! fondationecolo.org. 6 alors le relais pour, après avoir isolé ces cellules, passer du in vivo à l'in vitro et manipuler, congeler, multi- plier, maintenir en vie toutes ces cel- lules, qui acquièrent une vie propre et deviennent des "biovaleurs". Ce ne sont pas seulement des produits, issus du corps humains, mais bien des processus biologiques, déve- loppés à l'extérieur du corps humain et qui ont leur vie propre, qui sont l'objet de cette bioéconomie. Celle-ci fait appel à, et s'appuie sur la récente extension du champ mé- dical: une médecine qui n'est plus seulement curative mais également méliorative, visant à étendre les per- formances humaines, notamment dans le domaine de la reproduction mais aussi dans celui de l'allonge- ment de la vie humaine: la médecine régénératrice, qui fait appel aux cel- lules souches, aux embryons sur- numéraires, est un débouché impor- tant de l'exploitation économique du corps humain et de ses capacités biologiques. À cela s'ajoute "une conception de plus en plus exten- sive de la santé centrée sur la sur- veillance, le diagnostic et l'évalua- tion des risques au niveau cel- lulaire et génétique"(p.58), re- définition de la santé sur la- quelle s'appuie le développe- ment de la médecine prédic- tive et de la médecine per- sonnalisée. On voit ainsi s'af- firmer une médecine qui fait appel à des données informa- tisées, où les technosciences jouent un rôle grandissant, et qui repose sur un modèle technique du corps où le travail du médecin s'apparente plus à celui de l'ingénieur que du thérapeute, où la clinique cède le pas à la technique. On voit ainsi s'affirmer une méde- cine qui fait appel à des données in- formatisées, où les technosciences jouent un rôle grandissant, et qui re- pose sur un modèle technique du corps où le travail du médecin s'ap- parente plus à celui de l'ingénieur que du thérapeute, où la clinique cède le pas à la technique. Enfin la bioéconomie du corps hu- main relève d'un "régime d'innova- tion médicale fondé sur le droit de propriété intellectuelle"(p.125). Essor de la biologie moléculaire et des bio- technologies associées, développe- ment de la brevatibilité du vivant, et extension du marché sont allés de pair, qu'il s'agisse du vivant en gé- néral, ou du corps humain. D'où l'importance de la règlementation ju- ridique qui encadre les pratiques médicales et la recherche scienti- ! fondationecolo.org. 7 fique. Si l'utilisation de cellules- souches embryonnaires a été ré- cemment autorisée pour la re- cherche en France (loi du 16 juillet 2013), leur brevetage reste interdit en Europe, depuis 2011, alors qu'il est autorisé aux États-Unis ou en Asie du Sud Est. À la convergence de ces pratiques technoscienti- fiques, médicales et économiques, on trouve la privatisation de la re- cherche, qui a accompagné le déve- loppement du néo-libéralisme de- puis les années 1980. "Les nouvelles formes de mise en valeur du corps humain portées par la bioéconomie" (p.13) qui font l'ob- jet du livre de Céline Lafontaine relè- vent donc indubitablement de l'éco- nomie néo-libérale, de sa capacité à franchir les limites (morales ou autres) des marchés plus tradition- nels, à défier, supprimer ou tourner les réglementations, à absorber les secteurs productifs préexistants ou à en susciter de nouveaux. Mais Cé- line Lafontaine ne s'intéresse pas seulement à la logique économique de ces marchés émergents. En so- ciologue, elle prend en considération le "fait social total" que représente la bioéconomie, et s'intéresse à la fa- çon dont s'y conjuguent différentes dimensions tant matérielles que symboliques, qui font appel aussi bien à des constantes anthropolo- giques qu'à des représentations ré- centes du temps et de l'espace (la bio-économie, remarque-t-elle, a tendance à effacer les frontières tra- ditionnelles entre le privé et le pu- blic, l'artificiel et le naturel, le corps et son extérieur...). Les références principales de son étude sont à des travaux en anthropologie médicale et science studies non disponibles en français, et à partir desquels s'est développé un débat auquel elle in- troduit le public francophone. Dans la perspective critique qui est la sienne, Céline Lafontaine a pour ambition de "faire voir les logiques d'appropriation et d'exploitation" que sous-tend la bioéconomie (p.64), et d'analyser les nouvelles formes d'inégalité qui en résultent. Il ne suffit pas en effet de rappeler le "principe d'indisponibilité du corps humain"(p.134) et la "répugnance morale" à le marchandiser (p.150- 151), il faut surtout comprendre ce qui se passe quand il est, de fait, transformé en ressources mar- chandes, et faire voir quel rapport les principes éthiques et juridiques néolibéraux qui accompagnent cette marchandisation ont avec les réali- tés sociales. Quand se sont développées la trans- fusion sanguine, ou les transplanta- tions d'organes, il a été nécessaire d'ouvrir l'accès à des produits tirés du corps humain, sans pour autant les mettre sur le marché. La solution adoptée (notamment en France) a été celle du don. Selon Céline Lafon- taine, cette procédure, qui repose sur un modèle altruiste qui fait pri- mer la solidarité sociale sur l'auto- ! fondationecolo.org. 8 nomie individuelle, a été complète- ment récupérée ou détournée par les pratiques néo-libérales. "Malgré sa lourde charge symbolique, la rhé- torique du don n'a pas empêché le développement d'un important mar- ché du sang humain à l'échelle in- ternationale", explique-t-elle (p. 115). L'appel au don, quand il existe, ne sert qu'à masquer "les inégalités so- ciales et économiques que sous- tend la globalisation de la médecine de transplantation" (p.123). Mais les pratiques néo-libérales ne se con- tentent pas de détourner les justifi- cations antérieures, elles s'appuient également, et plus directement, sur le principe libertarien de la propriété de la personne (et donc de la possi- bilité d'en disposer plus librement), ou sur le principe libéral qui a sup- planté les règles paternalistes de la médecine du XIXe siècle, celui du "consentement éclairé". Mais ces principes, eux aussi, sont largement des façades. Céline La- fontaine fait voir ce que masque l'étiquette éthique ou juridique de l'individualisme libéral: derrière les principes d'une égale liberté de droit, les réalités des inégalités so- ciales. Que veut dire le consente- ment éclairé, quand on n'a pas d'autres possibilités pour vivre que de faire de son corps une res- source? "L'imposition de la norme libérale d'un individu libre et consen- tant contraste fortement avec les ré- alités sociales et culturelles des pa- tients indiens qui n'ont bien souvent que leur corps biologique comme ressource économique et qui ont ra- uploads/Finance/ face-a-la-bioeconomie-apprendre-a-etre-humain-catherine-larrere 1 .pdf
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- Publié le Fev 09, 2022
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