L’habiter et l’économie domestique à l’ère de l’urbain généralisé. En lisant Em
L’habiter et l’économie domestique à l’ère de l’urbain généralisé. En lisant Emmanuel Lévinas. La genèse des mots de l’habiter renvoie davantage à des relations économiques et sociales qu’au bâtir ou à la géographie. Ainsi Benveniste, lorsqu’il décrit les quatre cercles de l’appartenance sociale dans le Vocabulaire des institutions indo- européennes, montre bien que « l’étude attentive de la racine *dem –qui fournit le nom de la plus petite unité, de la maison comme entité sociale – conduit à la distinguer des racines *dem(e) « construire » et *dom(e) « dompter » auxquelles les dictionnaires l’associent d’ordinaire. Quant au changement de sens qui s’observe en plusieurs langues de « maison-famille » à « maison-édifice », il reflète un changement social : le fractionnement de la grande famille qui, à une société structurée selon la généalogie, fait succéder peu à peu une société divisée selon la géographie »(Benveniste 1969 : 293). C’est donc l’être ensemble qui a conditionné l’être-là, et non l’inverse. La maison conserve toujours en français cette dimension non spatiale comme dans les expressions « être de bonne maison » ou encore « être de la maison » pour parler d’un intime de la famille ,dimension que l’on retrouve directement dans la notion de maisonnée, issue de l’ancien français ‘mesnie’. Ce dernier terme a également participé à la formation du mot ‘ménage’. A travers les usages de ce mot nous pouvons mieux percevoir la convergence entre l’habiter et l’économie domestique. En effet, « être en ménage », foyer commun à un homme et une femme, peut être rapproché de l’habitation, qui désignait le coït au XIIIè siècle1 ; tandis que « faire le ménage » traduit le ménagement, au sens premier « art de bien diriger la maison » ainsi que « bon exercice de l’administration domestique » (1587), propre à l’habiter ( ménager a d’abord signifié habiter), car l’étymologie de ce verbe dérive du latin habere « se tenir, tenir »(Rey 2004)2. Fruit d’une économie domestique, l’habiter est un échange symbolique, ce dont témoigne habere qui a également donné le devoir, la dette (de habere, tenir de quelqu’un). Ainsi le partage du repas, la commensalité, tout comme la pratique de l’hospitalité en sont des moments 1 sens malicieusement mentionné par Thierry Paquot dans Demeure terrestre (2005), et également par A.Berque dans la communication relative à ce colloque. 2 Habitare est le fréquentatif de habere. originaires. Un détour par l’anthropologie, et en particulier l’anthropologie économique, s’avère par conséquent indispensable afin de saisir les liens entre l’habiter et l’économie domestique. Cela ouvre la voie à une phénoménologie de la demeure, et aux belles pages que lui consacre Emmanuel Lévinas : « la maison qui fonde la possession, n’est pas possession dans le même sens que les choses meubles qu’elle peut recueillir et garder. Elle est possédée, parce qu’elle est, d’ores et déjà, hospitalière à son propriétaire »(Lévinas 1988 : 168). Cette méditation sur l’habiter comme accueil, dont le féminin est le point cardinal, est profondément originale en ce qu’elle s’articule à une philosophie de l’économique ; elle prolonge par là même le détour anthropologique. Cependant la lecture de l’œuvre de Lévinas ne nous éclaire pas seulement sur le statut et le sens de la demeure. De fréquentes allusions au thème de la ville esquissent une éthique de l’habiter dans l’urbain généralisé. Il est alors fécond de les confronter en un dialogue imaginaire à des pensées plus spécifiques de la métamorphose de nos établissements humains, telle celle de Françoise Choay ou celle de Georges-Hubert de Radkowski, qui sont contemporaines de celle de Lévinas. S’il est vain de vouloir comptabiliser l’économie domestique, il est possible d’en interpréter les délimitations. L’une des principales caractéristiques de l’économie domestique est l’instauration d’une frontière entre un intérieur et extérieur, et il n’est pas anodin que Simmel choisisse l’exemple du passage des domestiques au salariat pour évoquer la notion de frontière sociale (Simmel 1999 : 611). Nous assistons à son brouillage lié à l’urbain comme espace de connexion selon Choay, nouvelle forme de nomadisme pour De Radkowski. Nos manières contemporaines et urbaines de consommer et de produire redessinent les contours et les contenus de nos économies domestiques. La commensalité s’éparpille au gré de nos pérégrinations, la structure de la famille se recompose en modifiant la relation masculin/féminin, ce qui contribue à renouveler de fond en comble la signification de la notion d’habiter. Comment se recueillir en une demeure en ces temps d’urbain généralisé soumis à des flux de plus en plus rapides? Avant de tenter de répondre à cette difficile question, appréhendons au préalable l’histoire longue de la maisonnée. I De l’anthropologie à la phénoménologie lévinassienne de l’habiter 1.1 Signification anthropologique de la maisonnée L’oïkos constitue une strate importante dans l’histoire de l’articulation entre l’habiter et l’économie domestique. En effet, cette institution porte en elle les hommes et les choses, « c’est à la fois la famille et le bien familial », comme l’indique Louis Gernet dans son Anthropologie de la Grèce antique (1995 : 233). Toutefois, l’oïkos correspond déjà à un stade intermédiaire par rapport au *dem, dont il est l’héritier (Benveniste 1969 : 310) ; « la parenté n’y était plus qu’un des multiples principes d’organisation et pas même le plus puissant. La priorité revenait à l’oïkos, la grande maison noble, avec son personnel d’esclaves et de gens du commun, sa suite d’aristocrates, ses alliés formés de parents et d’hôtes », précise Moses Finley (1986 : 129-130). L’économie (oïkonomia) est alors à proprement parler l’art de bien administrer les affaires domestiques. L’économique de Xénophon prodigue ainsi, sous la forme d’un dialogue socratique, une série de conseils relatifs à cette bonne gestion; « c’est fondamentalement une éthique »(Finley 1975 : 16). Outre l’agronomie, Xénophon accorde une grande attention au choix de la maîtresse de maison et à son éducation : « je pense qu’une épouse qui est une bonne associée pour la maison contribue tout autant que le mari à sa prospérité. Car, en général, si l’activité du mari consiste à faire entrer les biens dans la demeure, c’est par l’administration de la femme qu’ils sont dépensés pour la plupart. Si cela se déroule de façon satisfaisante, les maisons prospèrent, mais si cela est mal fait, elles y perdent » Xénophon 1995 : 42). La maison conserve la dimension sociale et non spatiale du *dem , ce que Xénophon clarifie dès le début du dialogue : « et qu’est-ce qu’une maison à vote avis ? Se confond-elle avec la demeure, ou bien en fait partie tout ce qu’on possède en dehors de la demeure ? Je pense en tout cas, répondit Critobule, que tout ce qu’on possède fait partie de la maison, même si cela ne se trouve pas dans la même ville que le propriétaire »(Xénophon 1995 : 26). L’oïkos continue de charrier une anthropologie de l’habiter très ancienne car il « est constitué du fait de la nourriture et du culte partagés chaque jour »(Benveniste 1969 : 310). Le partage instaure un échange symbolique fondateur pour la maisonnée. Ainsi Marshall Sahlins pour décrire cette dernière dans les sociétés primitives montre bien comment « le mouvement centripète des biens isole l’économie domestique du monde extérieur, dans le même temps qu’il réaffirme la solidarité interne du groupe. Et ce de manière encore plus probante là où la redistribution prend la forme de repas pris en commun, c’est-à-dire d’un rituel quotidien de commensalité qui consacre le groupe en tant que tel ». « La redistribution boucle le cercle domestique. La circonférence devient ligne, une ligne de démarcation tant sociale qu’économique. Les sociologues parlent d’un ‘groupe primaire’ ; les gens disent : ‘chez nous’ »(Sahlins 1976 : 139-140). Au sein de la maisonnée, la nourriture occupe une place centrale dans la vie domestique. En effet, elle « dispense la vie, elle a connotation d’urgence ; souvent elle est symbole du foyer, de la maison, voire de la mère. Comparé à tout autre bien susceptible d’être échangé, c’est la chose au monde que l’on partage le plus volontiers et le plus souvent. (…). Les transactions de nourriture sont un baromètre singulièrement sensible, quelque chose comme un constat rituel des relations sociales »(Sahlins 1976 : 273). A cette consommation partagée répond un « mode de production domestique »3 dont la relation homme/femme est la clé de voûte, comme nous l’avons vu précédemment avec L’économique de Xénophon, ; première division du travail, elle structure la maisonnée. Pour autant, il ne faudrait évidemment pas imaginer que celles-ci forment des unités économiques autarciques, elles ne sont que partiellement autonomes et de nombreux échanges lient les maisonnées les unes aux autres. Néanmoins, les lois qui régissent les échanges ne sont pas les mêmes de part et d’autre du seuil, « à mesure que l’on se rapproche de la Maison – du groupe domestique vivant sous le même toit – l’échange se fait plus désintéressé ; on admet les délais de paiement ou même le défaut pur et simple de réciprocité »(Sahlins 1976 : 175). La maisonnée est ce sur quoi fait fond la vie de uploads/Finance/ lhabiter-et-leconomie-domestique-libre.pdf
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- Publié le Dec 02, 2021
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