Roger Nimier LES ÉPÉES (1948) Table des matières PREMIÈRE PARTIE La conjuration
Roger Nimier LES ÉPÉES (1948) Table des matières PREMIÈRE PARTIE La conjuration .................................... 12 I .................................................................................................. 12 II ................................................................................................ 26 DEUXIÈME PARTIE Le désordre ......................................... 75 Pour Mahaut – 3 – « Surtout, ne vous mentez pas à vous-même. Celui qui se ment à soi-même perd le respect de soi et des autres. Il peut être le premier à s’offenser. On éprouve parfois du plaisir à s’offenser, n’est-ce pas ?… jusqu’à en éprouver une grande satisfaction. Par-là même, on par- vient à la véritable haine. » D. – 4 – Ça commence par un petit garçon plutôt blond qui laisse aller ses sentiments. Le visage de Marlène Dietrich, plein de sperme, s’étale devant lui. Sur le magazine grand ouvert, le long des jambes de l’actrice, des filets nacrés s’entrelacent comme la hongroise d’argent sur le calot d’un hussard. Il se lève et s’approche d’un bureau. Il s’assied. Il ouvre un tiroir. Dans un carnet de blanchisseuse à couverture de moles- quine noire, il cherche la bonne page. Il écrit : 22 mars 1937 : 8. Il tire une barre et additionne 8 au chiffre précédent. Puis il note : 1454, dans une troisième colonne. « Rien ne vaut une comptabilité bien à jour », dit-il à voix basse. Il écarquille les yeux et va se regarder dans la glace. On ne parle pas tout seul, à moins que d’être fou. Cependant, Larousse dit des choses très fortes sur les résultats néfastes du plaisir solitaire. Ils appellent ça le plaisir. Salaud de Larousse. Le visage de Marlène Dietrich, noyé dans une torpeur cou- pable, se gondole sur le tapis. Il ramasse le magazine et court le déchirer dans la corbeille à papiers. Puis il regarde autour de lui. Il prend une lettre de ses grands-parents, un faire-part de mariage, il les coupe avec des ciseaux et les mélange dans la corbeille. Ensuite, il se penche et renifle d’un air mécontent. Il revient de la salle de bains avec de l’eau oxygénée et de l’eau de Cologne dont il renverse quelques gouttes. Il va remettre en place les bouteilles vides. Devant le bureau, il rêve ou il boude une minute. Après quoi, il prend sous le carnet de blanchisseuse un cahier – 5 – d’écolier, modèle « Impex », couverture grenat richement or- née, dos à tortillon, beau papier glacé à petits carreaux, cent pages aller-retour, format 27 x 15,5. Sur la première feuille, on trouve en caractères d’imprimerie : « Les mémoires d’un âne. Journal pour mil neuf cent trente-sept. » Il déchire le titre. Les croiseurs contre-avions anglais viennent de paraître : c’est une invention pleine d’intérêt. Les derniers tomes de l’histoire de Lavisse sont pourris de mensonges. La guerre va éclater, mais l’Allemagne sera vaincue, Bainville l’a dit. Il pleut, il fait beau. C’est l’ennui, c’est le soleil, c’est Lavisse. Il arrive aux dernières pages qui sont blanches et il écrit : « Dans un quart d’heure, je vais me tuer. Je m’appelle François Sanders et je suis élève de troisième dans un lycée de la capitale. Je déclare tout de suite qu’on ne trouve pas beau- coup d’élèves qui me soient comparables dans la plupart des matières enseignées. D’autre part, j’ai quatorze ou quinze ans. Il ne s’agit donc pas d’une déception causée par une mauvaise place ou par un chagrin d’enfant. Je suis plus sérieux que la ma- jorité des hommes, ce qui n’est pas difficile. Je connais les ba- teaux de guerre de tous les pays du monde, chose normale chez un futur officier de marine. J’aime Corneille, mon adorable Corneille, et aussi Proust, Balzac. Tout cela prouve que j’ai passé l’âge de raison. Je le dis pour mémoire. « Il y aura des taches sur le tapis : cela augmentera la fu- reur de mon père, si la chose est possible. Notre appartement est grand, bien éclairé, une moquette beige le recouvre entière- ment. Si maman était là, ce serait plus difficile. Mais elle n’en saura rien. Autant vaut que notre père soit sur la ligne Maginot. Ensuite, avec de la chance, il y aura la guerre. Les généraux en chef de 1918 étaient colonels en 14. Cette aventure pourrait lui arriver. De toute façon l’ennui d’être le fils d’un homme célèbre est trop grand. Quant à Claude… « Mes sentiments sont plutôt chrétiens. Le Dieu fera de moi ce qu’il voudra. – 6 – « Je ne connais pas beaucoup de femmes, sinon quelques actrices, un ou deux mannequins de mode, une réclame pour les sous-vêtements. À toutes ces maîtresses idéales, je dis : « La barbe. » On trouvera dans le second tiroir de ce bureau un car- net qui laissera mille et mille éclaircissements à ce sujet. J’ai les cheveux blonds, je déteste les culottes de golf qu’on m’oblige à porter. « À propos de femmes, j’oubliais de dire qu’un jour, c’était peu de temps après mon arrivée, en entrant sans frapper dans la chambre de Claude, je l’ai vue complètement nue. J’ai été trop bouleversé par mon indiscrétion et par tout ce qu’il y avait de péché dans mon cas pour savoir à quoi m’en tenir sur mes sen- timents. Nous n’en avons jamais parlé. D’autant qu’elle se re- gardait dans la glace. Son affaire n’était pas meilleure. « Enfin, il y a les filles qui viennent à la maison et qui sont belles. Autrefois, les plus jeunes amies de maman. Dans l’ensemble, elles ne me prendront pas au sérieux avant un temps infini. Je manque de patience : Adieu les belles. « Je crois que je n’ai rien oublié. Je viens de me relire. C’est un devoir réussi et je pense que j’obtiendrais une bonne note si le sujet de la composition était : « Quelles sont vos réflexions à la veille de vous suicider ? Exprimez-les de la façon la plus tou- chante que vous pourrez, sous la forme d’une lettre à un incon- nu. Faites un plan. » « D’un autre point de vue, je ne veux pas que ma mort semble frivole. Il faut qu’on sache pourquoi je me suis tué et si on ne l’a pas encore compris, c’est qu’on n’est pas bien malin. Même un élève de troisième ne se tue pas sans raisons. « Quant à la personne qui trouvera cette feuille, ce sera n’importe qui. Pourquoi pas Claude ? Au fond, je suis charmé qu’on s’intéresse à moi dans le temps qui suivra ma mort et qu’on connaisse mes opinions sur l’artillerie allemande à longue – 7 – portée. L’ennui vient de ce que l’artillerie allemande ennuie Claude. Elle donnera ce cahier à son père et ce sera toujours une bonne gaffe de faite. Mon père est le dernier personnage à qui je veuille me confier. Sauveur de la Patrie, tant qu’il voudra, pas confesseur. « Je vais donc terminer cette affaire. Elle est dans sa chambre avec Bernard Tisseau. Ce garçon profite de sa ten- dresse, sans engraisser pour autant, je le reconnais. Il ne reste rien pour moi. Ça tombe bien, car toutes les sœurs sont empoi- sonnantes. « Aucun rapport entre cette jeune fille et celle avec qui je jouais il y a dix ans. Et puis je suis furieux de son fiancé (tant pis, voilà un point commun entre Sa Terreur le colonel Sanders et moi). Cette espèce de type aux cheveux collés, ses airs patrio- tiques et charmants, sa bouche onduleuse et blanchâtre, quelle catastrophe. Inutile d’aimer Claude pour détester cet individu. L’aplomb de la jeunesse est inouï. « Je m’excite pour bien peu de chose. Claude fait ce qui lui plaît. Claude est Claude. Moi, je ne me toquerais pas d’un gar- çon pareil. « Je ressens toujours un rien d’émotion quand je vois la tache grasse que ses cheveux gominés ont laissée sur le mur, au- dessus du divan. Ensuite, je regarde le rouge à lèvres de Claude sur la cheminée. Et je pense que ce rouge, petit à petit, finira sur les lèvres de Bernard Tisseau. « Les jeunes filles d’aujourd’hui n’ont aucune pudeur. « Mais c’est le moment de dire adieu aux jeunes filles, à Bernard Tisseau avec son rouge à lèvres qui lui barbouille la fi- gure, à S.T. le colonel Sanders, qui sera si durement touché, avant un quart d’heure, dans son affection paternelle. » Il pose son stylo et sort du tiroir un revolver d’ordonnance de l’Armée française. Il va se recoiffer devant la glace. Les pas – 8 – dans le couloir, la voix rieuse qui se mélange à la voix du garçon, il retient son souffle. Au bout d’une minute la porte d’entrée se referme. Il reprend l’arme et tire la culasse. Puis il met un doigt sur la gâchette, mais plutôt maladroitement, et le coup part de- vant lui. La porte de sa chambre s’ouvre alors et une jeune fille en jupe écossaise le regarde d’un air effaré. Elle lui prend le re- volver et lui dit : — Tu n’es pas malade ? Il lui répond en uploads/Finance/ nimier-les-epees.pdf
Documents similaires
-
22
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 14, 2022
- Catégorie Business / Finance
- Langue French
- Taille du fichier 0.6181MB