MICHAEL J. SANDEL CE QUE L’ARGENT NE SAURAIT ACHETER Les limites morales du mar
MICHAEL J. SANDEL CE QUE L’ARGENT NE SAURAIT ACHETER Les limites morales du marché Traduit de l’anglais par Christian Cler Préface de Jean-Pierre Dupuy Titre original : What Money can't Buy Editeur original: Macmillan USA © original: 2012, by Michael J. Sandel ISBN original: 978-0374983918 © POUR LA TRADUCTION FRANyAISE ET LA PREFACE Nouveaux Horizons est la branche edition des services culturels du Departement d'Etat americain. Notre but est de rendre accessibles les livres d' auteurs americains en Afrique francophone et en Haiti. Pour conna1tre nos points de vente ou pour toute autre information, consultez notre site : http://ars-paris.state.gov Distribution Nouveaux Horizons - ARS, Paris, pour l'Afrique francophone et Ha"iti. ISBN: 978-2- 35745-260-2 Le Code de la propriete intellecruelle interdir !es copies ou reproductions destinees a une utilisation collective. 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Cette question n’est pas posée dans le débat public américain, déplore l’auteur. J’ajoute qu’elle ne l’est pas davantage dans le débat français, mais c’est pour des raisons symétriques inverses. L’idéologie dominante outre-Atlantique fait du marché la référence absolue ; pour nous, c’est l’État. Aux États-Unis, ainsi que dans les nombreux pays inspirés par leur culture (tout spécialement en Asie, où le triomphe du livre est phénoménal), nombreux sont ceux qui commencent à se poser la question des limites morales du marché, même si la crise actuelle du capita- lisme y a été davantage imputée à l’État qu’aux institutions 1. Paris, Seuil, 2013. CE QUE L’ARGENT NE SAURAIT ACHETER 8 fi nancières. En France, nous partons du point de vue opposé. Tout ce qui est marchand est d’emblée vu avec suspicion, surtout par les extrêmes, droite comme gauche, mais la méfi ance s’étend bien au-delà et a des racines anthropologiques, philo- sophiques et historiques profondes 1. D’où le sentiment de désabusement que ce livre, avant qu’on l’ait lu et médité, risque d’entretenir chez le lecteur français. Devant les manifestations les plus avancées, souvent grotesques ou scandaleuses, de la marchandisation de tous les aspects de l’existence humaine et sociale, le premier mouvement de ce lecteur est de se dire : « je ne le sais que trop », sous-entendu que le marché est injuste et qu’il corrompt tout ce qu’il touche. Une seconde réaction jaillit probablement d’un certain antiaméricanisme primaire et bien hexagonal : ce livre ne fait que confi rmer ce que nous savions des États-Unis, pays de l’ultralibéralisme, où tout s’achète, l’admission aux grandes universités privées comme le ventre des mères porteuses, où tout se vend, la nationalité américaine comme, dans les prisons, l’accès à une cellule de luxe. Le sous-entendu est ici : cela ne se passe pas et ne pourrait pas se passer chez nous. Or je crois que ces réactions d’autosatisfaction peuvent se retourner contre elles-mêmes et le livre est assez habile pour faciliter ce retournement. Les exemples dont il fourmille et qui en rendent la lecture agréable et souvent drôle portent en eff et une leçon : ils montrent pourquoi un marché qui a dépassé ses bornes nous révulse. C’est qu’il falsifi e un préjugé qui est devenu une hypothèse de la théorie économique toujours restée implicite, à savoir que l’échange marchand ne touche pas 1. Je me permets de renvoyer le lecteur à ma communication devant l’Académie des sciences morales et politiques : « La France et le marché. Les sources philosophiques d’une incompatibilité d’humeur », in Commentaire, no 146, été 2014. PRÉFACE 9 à la nature du bien échangé. Le marché serait neutre axiologi- quement. Les cas recensés violent à l’évidence cette hypothèse. Mais, par là même, en creux en quelque sorte, nous décou- vrons une condition nécessaire – mais non suffi sante – d’un échange marchand acceptable : qu’il ne corrompe pas le bien sur lequel il porte. Car cette corruption n’est en rien une fatalité. La leçon pour le lecteur français est que le marché n’est pas nécessairement un mal. C’est en analysant les cas où il le devient que nous sommes mieux à même de délimiter le domaine à l’intérieur duquel il ne l’est pas. C’est exactement ce que fait ce livre. On n’a que l’embarras du choix pour illustrer cette assertion. Peut-on vendre le droit de faire du tort aux autres ? Aux États-Unis, de plus en plus, on achète le (passe-)droit de passer avant les autres dans les diverses queues de la vie moderne, chez le médecin comme sur l’autoroute. Cela nous choque. Pourquoi alors acceptons-nous sans broncher l’une des compo- santes essentielles du protocole de Kyoto sur le changement climatique, à savoir le marché des droits à polluer qui permet à certains pays d’aller au-delà de leur permis d’émission en payant des pays qui se restreignent davantage ? On trouve du plus normal que des parents (ou, aujourd’hui, des communes et des Conseils généraux) gratifi ent leurs enfants monétai- rement s’ils ont des succès à l’école. Aux États-Unis, ce sont les écoles elles-mêmes qui en sont à payer les écoliers s’ils ont de bonnes notes ou tout simplement s’ils ont eff ectivement lu les livres du programme. Quelle est la diff érence ? Peut-être est-ce que la lecture est par là même présentée aux élèves comme une corvée qui mérite rémunération et non comme une source d’épanouissement. Si vous êtes en bonne santé, vous vendrez plus facilement et mieux votre force de travail. En dépit de la critique marxiste de l’exploitation et de l’aliénation, la plupart d’entre nous acceptons l’existence d’un marché du travail. Aux CE QUE L’ARGENT NE SAURAIT ACHETER 10 États-Unis et ailleurs, les patrons et les compagnies d’assu- rances attachées à une fi rme paient les travailleurs qui font des eff orts couronnés de succès pour améliorer leur santé, surtout en matière d’obésité et de tabagisme. Cela nous paraît baroque. Pourquoi ? Peut-être parce que cette incitation monétaire encourage les travailleurs à faire ce qu’ils devraient de toute façon faire par respect pour eux-mêmes et leur santé mais elle le fait pour une mauvaise raison. Etc., etc. Ce n’est donc pas n’importe quelle « marchandisation » qui pose problème. La ligne de démarcation est souvent subtile et non réductible à l’indignation. Michael Sandel propose deux critères de jugement. Le premier est classique : plus nombreuses seront les valeurs qui deviendront des valeurs marchandes, plus ce qu’Ivan Illich appelait la « pauvreté modernisée » sévira 1. Aujourd’hui, une famille californienne qui ne dispose pas d’autant de voitures que de membres adultes peut avoir des diffi cultés à vivre. Les inégalités de revenus et de patrimoines que les statistiques de Th omas Piketty ont mises en exergue auraient un impact bien moindre sur l’existence des gens si ces valeurs essentielles que sont l’apprentissage des choses de la vie, la capacité de rejoindre les lieux où l’on veut ou doit être et le maintien en bonne santé ne dépendaient pas presque exclusivement de l’accès à des services marchands, qu’ils soient privés ou publics, gratuits ou payants. Nous avons déjà mentionné le second critère : c’est la corruption que peut subir une valeur ou un bien par sa mise sur le marché, que celle-ci soit réelle ou virtuelle. On trouve dans le livre une illustration saisissante de ce que Michael Sandel entend par là. Il s’agit de crèches israéliennes. À l’heure dite les parents viennent récupérer leurs enfants, mais certains arrivent en retard, obligeant les puéricultrices à faire des heures 1. Ivan Illich, Énergie et Équité, Paris, Seuil, 1973. PRÉFACE 11 supplémentaires. On peut supposer que certains parents en ressentent une certaine culpabilité mais leurs obligations sont telles que les retards ne cessent pas. Les crèches décident de faire payer une amende aux parents retardataires. Qu’arriva-t-il ? Les parents furent plus nombreux à arriver en retard. L’amende paraissait à priori une manière plus effi cace que la mauvaise conscience de faire sentir aux parents ce que leur retard coûtait en temps perdu aux puéricultrices. Ce qui arriva fut qu’elle fut confondue avec le prix d’un service rendu. À ce prix-là, cela valait la peine de se payer le service en question. L’amende se voulait une sanction morale. Le simple fait qu’elle se payât uploads/Finance/ sandel-argent.pdf
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- Publié le Jui 10, 2022
- Catégorie Business / Finance
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