« Il n’y a pas de bonheur sans liberté, ni de liberté sans vaillance », Thucydi

« Il n’y a pas de bonheur sans liberté, ni de liberté sans vaillance », Thucydide. TIRÉ-À-PART NUMÉRO 101 / PRINTEMPS 2003 NICOLAS VÉRON Un gouvernail pour le capitalisme européen ? ___________________________________ 116 rue du Bac - 75007 Paris Tél. 01 45 49 37 82 - Fax 01 45 44 32 18 infos@commentaire.fr - www.commentaire.fr Un gouvernail pour le capitalisme européen ? NICOLAS VERON Depuis la faillite d’Enron fin 2001, d’innombrables commentaires ont été consacrés à la crise du capitalisme : on serait dès lors tenté de croire que les éléments décisifs de cette crise ont été analysés dans tous leurs aspects. Pourtant, pour au moins un de ces éléments, en Europe, tel n’est pas le cas. Sur le vieux continent, l’organisation de la régulation des marchés de capitaux demeure un point aveugle du débat public alors même qu’elle devrait y occuper une place centrale. L’exigence de protection des investisseurs impose aujourd’hui une réflexion sur l’unification de la régulation boursière en Europe. Il est temps que cette réflexion soit engagée, afin qu’elle puisse déboucher dans un avenir proche sur des actions rendues indispensables par l’évolution du contexte des marchés. La régulation : une nécessité pour les marchés La nécessité de régulation publique a suivi le succès extraordinaire des marchés de capitaux depuis le début de la révolution industrielle, et l’affirmation de leur rôle vital dans le fonctionnement de l’économie. Cette régulation est intimement liée à l’existence même des marchés : malgré ce que son nom peut faire supposer de dirigisme étatique, elle est aujourd’hui la plus forte dans les économies libérales où les marchés sont les plus prospères, et presque inexistante là où ils sont peu développés. Faut-il rappeler tout d’abord l’apport des marchés de capitaux à nos économies ? Ils sont aujourd’hui, de plus en plus et en dépit de leur atonie récente, la source principale de financement externe des grandes entreprises, qu’il s’agisse de financement en capital (marchés d’actions) ou en dette (obligations). Aujourd’hui, malgré quelques exceptions notables comme Auchan ou Bertelsmann, rares sont les entreprises privées de grande taille qui ne font pas appel à eux. Entre 1999 et 2002, les montants levés par les entreprises sur les marchés primaires actions européens (introductions en bourse, augmentations de capital et émissions d’obligations convertibles) ont atteint en moyenne 221 milliards d’euros par an1. Le développement est également important dans les marchés obligataires, où des titres de créances (obligations) s’échangent directement sans l’intermédiaire d’une banque : entre 1998 et 2002, la part de la dette globale des entreprises européennes détenue en direct par des groupes bancaires est passée de 78% à 73%, et la part des obligations négociées sur les marchés a augmenté d’autant. Ainsi, la situation de l’Europe se rapproche progressivement de celle des Etats-Unis, où moins de 40% de la dette des entreprises est portée en direct par les banques commerciales2. Après s’être développés pendant tout le XIXe siècle en Europe, les marchés de capitaux ont trouvé leur croissance la plus spectaculaire aux Etats-Unis, et New York est devenue au début du XXe siècle la capitale mondiale du financement des entreprises qu’elle est toujours aujourd’hui. Toutefois, depuis une vingtaine d’années, les marchés de capitaux européens connaissent à nouveau un développement rapide, de manière certes différenciée selon les pays. Même en Europe, il est de moins en moins possible de décrire les marchés de capitaux comme une « sphère financière » qui serait distincte de « l’économie réelle ». Au contraire, les économies développées qui ont connu la moins bonne performance ces dernières années, comme l’Allemagne et le Japon, sont aussi celles où ces marchés sont comparativement les moins importants. Et l’éclipse que connaissent actuellement les financements de marchés consécutivement à la chute des indices boursiers (arrêt presque total des introductions en bourse, montée en puissance des financements alternatifs) ne saurait sans doute se prolonger durablement sans porter atteinte à l’économie toute entière, en Europe comme aux Etats-Unis. La régulation publique des marchés de capitaux est apparue progressivement3. Son but est de 1 Les Echos, 10-11 janvier 2003. 2 Patrick Artus, Flash CDC Ixis n°2002-253, 24 octobre 2002. 3 Dans tout le texte de cet article, les expressions « régulation boursière » et « régulation des marchés de capitaux » sont employées indifféremment. renforcer la confiance dans le bon fonctionnement du marché, partout où la pure autorégulation a montré ses limites. Les progrès de la régulation ont à peu près toujours été consécutifs à des crises de marché, aux cours desquelles la confiance des investisseurs a été mise sévèrement à mal. La régulation boursière sous sa forme moderne est en fait née de la plus importante de ces crises, qui a eclaté le jeudi 24 octobre 1929. Le nombre d’investisseurs individuels au moment du krach de 1929 est estimé à environ 20 millions, dont la motié des titres se sont révélés sans valeur : le Congrès a réagi par le Securities Act de 1933 et le Securities Exchange Act de 1934, définissant ainsi les principes et les règles que la Securities and Exchange Commission (SEC), créée en 1934, a été chargée de faire respecter. L’esprit et le contenu de cette législation se résument en deux principes simples : « les sociétés qui offrent des titres cotés en bourse doivent dire au public la vérité à propos de leur activité, des titres qu’ils vendent, et des risques qu’il y a à investir », et « ceux qui vendent et négocient les titres cotés – les intermédiaires financiers et les bourses elles-mêmes – doivent traiter les investisseurs avec équité et honnêteté, en plaçant au premier rang de priorité l’intérêt des investisseurs »4. Ces principes résument le rôle très simple de la régulation boursière : imposer des standards minimaux d’information à fournir par les entreprises émettrices d’actions ou d’obligations cotées ; vérifier la qualité de cette information ; et assurer, en liaison avec l’autorité judiciaire, la « police » du marché en sanctionnant les comportements qui rompent l’égalité de traitement entre les investisseurs, comme les délits d’initiés. Joseph Kennedy, le premier président de la SEC (et père du futur président des Etats-Unis), a fermement installé celle-ci dans le paysage institutionnel et boursier américain. Depuis, les attributions de la SEC se sont renforcées après chaque crise de marché, par exemple en 1964, 1975, et 1988-90. L’actualité récente a illustré cette tendance à la perfection : à la suite de la débâcle d’Enron et de la disparition consécutive d’Andersen, la SEC a reçu mission d’exercer un contrôle externe sur la profession de l’audit (ou commissariat aux comptes) qui jusque-là fixait elle- même l’essentiel de ses règles et assurait sa propre discipline interne. La nouvelle agence de contrôle créée à cet effet par la loi dite « Sarbanes-Oxley » de juillet 2002 est placée sous l’autorité directe de la SEC, qui nomme ses membres et supervise son action. Ainsi, la SEC, qui a également autorité indirecte sur les normes comptables et les critères de cotation imposés par les bourses américaines, est bien le lieu prépondérant de l’interaction, par nature délicate, entre les marchés de capitaux et les 4 Source : site Internet de la SEC (www.sec.gov), traduction de l’auteur. exigences d’intérêt général visant à la protection des investisseurs et du public. Le rôle central de la régulation publique exercée par la SEC est reconnu par tous les opérateurs du marché américain, y compris les moins favorables à l’interventionnisme étatique. Cherchant à classer les sept enseignements majeurs de l’année 2002, l’hebdomadaire Business Week plaçait le jugement selon lequel « la régulation est essentielle » en 2e position, juste après le constat amer du caractère systémique des problèmes révélés par les scandales comptables5. En Europe, l’émergence d’autorités autonomes chargées de la régulation des marchés boursiers a été plus lente. Si elle est apparue dès 1935 en Belgique (rôle de surveillance des émissions de titres cotés confié à la Commission bancaire), elle n’a eu lieu qu’en 1967 pour la France (création de la COB6), 1974 en Italie, 1988 en Espagne, 1990 au Luxembourg et 1994 en Allemagne, où les fonctions de contrôle restent toutefois partiellement assurées par les Länder. Un modèle différent a été choisi d’abord par les pays scandinaves, puis par le Royaume-Uni lors de la refonte du contrôle des activités de la City engagée à la fin des années quatre-vingt-dix. La Financial Services Authority (FSA) créée en 2000 regroupe en effet, outre la régulation boursière, également le contrôle prudentiel des banques (assuré dans la plupart des autres pays, y compris les Etats-Unis, par la banque centrale), et celui des assurances7. Toutefois, l’ampleur et la complexité des tâches de la FSA ont rendu jusqu’à présent son fonctionnement insatisfaisant, et il n’est pas acquis que ce modèle, contesté dès l’origine, soit durable8 bien qu’il ait récemment été adopté par une majorité de pays européens (dont l’Allemagne en 2002). Par contraste, le modèle institutionnel de la SEC, qui couvre uniquement la régulation boursière, a jusqu’ici résisté à l’épreuve du temps. Au total, dans le périmètre actuel de l’Europe communautaire, six pays9 se sont dotés d’une autorité indépendante de régulation uploads/Finance/ un-gouvernail-pour-le-capitalisme-europeen.pdf

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  • Publié le Apv 10, 2022
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