Le Sénégal et la Guinée (1958-1978) Moustapha Kane Une littérature abondante ex
Le Sénégal et la Guinée (1958-1978) Moustapha Kane Une littérature abondante existe sur la Guinée et le Sénégal pris isolément. Elle est le fait, soit de politologues et de juristes intéressés avant tout par l’étude des traits saillants de la diplomatie et de l’orientation politique des deux pays et de leurs leaders, soit d’opposants au régime de Sékou Touré avec, par conséquent, un dessein politique évident. La Guinée et le Sénégal sont deux petits États nés de l’éclatement de l’ancienne Afrique occidentale française. Ils partagent une frontière, des langues (malinke, fulfulde et autres), des religions (Islam, Christianisme, religions traditionnelles) et appartiennent aux “groupes sénégalo- guinéen et nigéro-sénégalais” (Senghor, 1972), notamment les Mandeng, Koñagi et Fulbe dont les brassages séculaires ont tissé des faisceaux de solidarité et d’échanges constamment nourris à la sève de la complémentarité et jamais interrompus, ni par la guerre, ni par l’expérience coloniale : l’appartenance aux empires (Maali, Kaabu, Fuuta Jalon) ; les relations pédagogiques-propédeutiques du fait de l’attrait que les écoles et maîtres du Fuuta Jalon ont longtemps exercé sur les lettrés de Sénégambie 1 qui profitèrent de leur séjour pour s’inspirer de la révolution théocratique locale ; les alliances politico-militaires dans le bassin guinéo-gambien (Mané, 1979), le commerce méridien Sénégambie-Pays des Rivières du Sud ; l’appui des aristocraties pël-tukuloor ayant permis à Al Hajj Umar Taal de se renforcer idéologiquement et militairement, à partir du sanctuaire de Dingiray, avant de lancer le plus important jihâd du Soudan occidental dans la deuxième moitié du XIXe siècle 2. Enfin la conquête coloniale, loin /p. 165. de rompre les liens entre les peuples sénégalais et guinéen, aida plutôt à les renforcer notamment à travers la participation de Sénégalais à la conquête et à l’organisation administrative et commerciale des “Rivières du Sud” (Brunschwig, 1983) qui furent une dépendance jusqu’en 1890 avant de devenir le territoire autonome de la “Guinée française et Dépendances” puis, en vertu des dispositions du décret du 10 mars 1893, la colonie de la “Guinée française” comprenant le littoral et les protectorats du Fuuta Jalon, la Haute-Guinée restant rattachée à l’administration militaire du Soudan (Iffono, 1992 : 83). À la veille de l’indépendance, ces liens créés par la géographie et renforcés. par l’histoire expliquent non seulement la présence de communautés de fonctionnaires, agents d’entreprises et employés de commerce établis de part et d’autre de la frontière (Diallo, 1968 : 15) et que la diplomatie de leurs pays allait parfois utiliser, mais aussi et surtout la persistance de mouvements d’hommes et de biens malgré les années de crise grave ayant pesé sur les rapports entre les deux pays. 1 « It does not seem that it was a revival in the country that brought new strength to the clerics in the eighteenth century. On the contrary, the leaders of their party in Futa at that time left the country for their education under shaykhs and teachers in Mauritania. in Kajor and in Futa Jalon. True there were coranic schools in Futa where the young could begin their studies, but the testimony of the Futankoobe themselves is that the education available in them was quite rudimentory »(Johson, 1974 : 68). 2 Parlant du profit qu’Umar Taal tira de son séjour à Dingiray, Robinson (1988 : 117) note : « Elle lui permit d’acquérir un nouveau prestige en montrant son intégrité et sa perspicacité politique face à la corruption (sic) et à l’avidité de l’élite politique. n attira de la considération sur la Tijjanya. et gagna un certain ascendant moral sur ses hôtes et se prépara un terrain de recrutement potentiel pour le Jihad ». Voir aussi Schmitz (1988). Pour les vestiges physiques de la présence umarienne voir Iffono (1992 : 142). Un descendant d’Umar Taa1, Habiibu Taa1, originaire de Dingiray, sera promu vice-président de l’Assemblée nationale et un autre, riche commerçant, président du Conseil économique (Webster & Boahen, 1980 : 325). 2 Moustapha Kane Notre contribution se propose d’éclairer les vicissitudes de geux décennies des relations les plus instables entre deux États francophones de l’Afrique de l’ouest indépendante. Cette étude est d’autant plus indiquée que les deux pays présentaient des similitudes aux plans géographique, historique et culturel, même si leurs leaders — pourtant comparables du point de vue du background social et culturel, aussi bien que de leur vision du destin de l’Afrique moderne — n’en révèlent pas moins des différences de personnalité, de culture et surtout de conceptions des rapports avec la France. Les différences profondes entre les orientations politiques des deux régimes expliquent, en grande partie, les conflits qui ont jalonné l‘histoire de leurs relations depuis l’indépendance. Ces différences ont pu, au bout d’une décennie d’indépendance et au gré de contingences politico-militaires, rendre leurs relations conflictuelles à l’extrême. Ainsi, plus que les relations uniformément paisibles avec le Mali, même après l’éclatement de la Fédération, et avec la Mauritanie (jusqu’en 1989), celles entre le Sénégal et la Guinée ont été soumises, pendant une décennie, aux accès de colère de leurs dirigeants. /p. 166/ Senghor et Touré 3 Ils partagent une origine rurale et peut être aristocratique qui rend Senghor (issu d’une famille de vingt-quatre enfants) aussi fier de son sang de gelwaar (noble issu d’un métissage mandeng-sereer) que Touré d’être, par sa mère, arrière petit-fils de l’Almaami Samori. Une telle origine sociale explique, en partie, leur commune identification aux intérêts des masses profondes placées en Position d’infériorité à la fois par l’administration, les citadins et les chefs traditionnels. Cette même souche paysanne justifie leur sens de l’harmonie entre les groupes comme fondement de l’État-Nation que même Sékou Touré, en dépit de ses sorties momentanées contre les Ful6e, a travaillé à asseoir 4. Cette idée, le leader guinéen devait la pousser jusqu’au Panafricanisme : « If I wore a grand boubou and were called Amadou Guèye and spoke Wolof, you would think me senegalese. If I wore a white cloth and spoke Bambara and were called Mamadou Cissoko, you would think me soudanese [...] If I wore kaki trousers and spoke Ewe, you would think me togolese. The clothes can be changed and the language can be learned. I am a man like you ; my race is African » (Webster & Boahen, 1980 : 324). Senghor disait pratiquement la même chose, mais d’une autre manière : « Mais étais-je sérère moi qui portais un nom malinké et celui de ma mère était d’origine peule ? Maintenant je n’ai plus honte de ma diversité » (cité par Martin, 1974 : 58). Ce commun dénominateur s’est traduit dans le domaine du gouvernement et de la pratique politique par un souci constant d’équilibre ethnique et régional dans la fotri1ation des cabinets successifs. Mais, si leur personnalité et leur itinéraire présentent des similitudes, les deux hommes accusent des différences notables. La première est l’âge, dans la mesure où l’année de la naissance de Touré (1922) correspond à l’entrée de Senghor au collège, et que l’un était déjà député du Sénégal au moment où l’autre obtenait son premier poste de commis des PTT. À cela il faut ajouter la différence /p. 167/ de niveau scolaire, Senghor ayant suivi un cursus studiorum très sophistiqué, même pour les Européens de son époque, alors que Touré termina à peine le cycle moyen. De plus, le long séjour de Senghor en France devait le familiariser avec la culture de ce pays jusque dans ses moindres raffinements et porter la compréhension et la sensibilité culturelle et intellectuelle jusqu’à la quasi- aliénation alors que le niveau scolaire et le raccourci du syndicalisme allaient accentuer chez Touré les dimensions pragmatiste, critique, et oppositionnelle. Ces trajectoires différentes fondent les complexes de supériorité de l’un et l’autre, les tendances à la modération ici et à la fougue révolutionnaire là, certaines différences d’appréciation des événements, mais aussi l’unité dans la force de caractère, la haute idée de soi dont la marque sur les politiques intérieures et extérieures saute aux yeux de 3 Les éléments de biographie de Senghor présentés dans notre étude proviennent essentiellement de Martin (1979 : 49-53). Le lecteur pourra également se reporter à Sénégal [Présidence de la République] (1982 : 13-18 ), à Hyman (1971) et surtout à Vaillant (1990). La partie relative à Touré s’inspire des travaux de Iffono (1992 : 160-162) et de Diakité (1972 : 54-56). 4 « As a trade unionist he warned against the harmful and devisive effects of ethnicity among workers. As a leader of the Parti Démocratique bis major task was conciliation of the Fulani of Futa Jalon the leading ethnic group [...] and the hard core opposition » (Webster & Boahen, 1980 : 323). Le Sénégal et la Guinée (1958-1978) 3 nombreux observateurs 5. Les personnalités 6 de chacun des deux dirigeants allaient dans une certaine mesure peser sur les relations entre les deux pays de 1958 à 1978. La coopération positive (1958-1968) La marche vers l’indépendance Il importe de suivre à la trace les événements survenus entre l’indépendance de la Guinée en 1958 et celle du Sénégal en 1960. Cette période est en effet annonciatrice des attitudes et des réactions uploads/Geographie/ 08kaneguineesenegalvoisin.pdf
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- Publié le Nov 30, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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