BSGLg, 63, 2014, 21-34 L’ÉMERGENCE DU CONCEPT DE TRANSITION ÉNERGÉTIQUE. QUELS

BSGLg, 63, 2014, 21-34 L’ÉMERGENCE DU CONCEPT DE TRANSITION ÉNERGÉTIQUE. QUELS APPORTS DE LA GÉOGRAPHIE ? Kévin DURUISSEAU Résumé Le système énergétique dominant est confronté à deux limites inhérentes à ses propriétés : la raréfaction des énergies fossiles et fissiles conventionnelles et le réchauffement climatique. Il est également confronté à une hausse soutenue de la demande énergétique mondiale. Ces éléments contraignent le système à une nouvelle transition énergétique. Le concept émergent de transition énergétique devient un objet de recherche pour la géographie. L’objectif de cet article est de caractériser les apports de la géographie dans la construction du concept à travers les prismes spatiaux et scalaires de la géographie. Mots-clés transition énergétique, énergies renouvelables, territorialisation, Multi-Level Perspective, sys­ tème socio-technique Abstract Energy system is confronted with two limits attached to its attributes: depletion of fossil and fissile energies and the global warming. It is also confronted with a sustained increase in the world’s energy demand. These elements force the system to a new energy transition. The emerg­ ing concept of energy transition is becoming a research problem for the geography. The aim of this paper is to characterize the place of geography in the construction of this concept from the point of view of space and geographical scales. Keywords energy transition, renewable energies, territorialization, Multi-Level perspective, socio-tech­ nical system I. INTRODUCTION Le système énergétique dominant est confronté à deux limites inhérentes à ses propriétés : la raréfaction des énergies fossiles et fissiles conven­ tionnelles à long terme (Battiau, 2008 ; Deshaies et Baudelle, 2013) et le réchauffement climatique (Merlin, 2008 ; Tsayem-Demaze, 2009, 2011). Ces propriétés, la hausse soutenue de la demande énergétique mondiale – due à l’effet combiné de la croissance démographique et au développement des pays émergents et des Suds – ainsi que le maintien à un niveau élevé de la consommation énergétique des pays du Nord, nous interrogent sur la durabilité de notre système et, plus largement sur la durabilité de notre modèle de développement. L’idée de la nécessité d’un changement de modèle de développement n’est pas récente. Elle a com­ mencé à prendre forme en Occident, à la fin des an­ nées 1960, à travers les réflexions du Club de Rome débouchant à l’époque sur la publication d’« Halte à la croissance » (1972). À la même époque, un début de mobilisation internationale institutionnalisée par la conférence de Stockholm (1972) marque la prise de conscience, à l’échelle des politiques mondiales, de la nécessité d’un changement de modèle (Tsayem-Demaze, 2009, 2011). Cependant, il faut attendre la publication de « Notre avenir à tous » (1987) puis la conférence de Rio (1992) pour assister à la large diffusion de la nécessité d’un changement de modèle de développement (Jégou, 2007b, Brunel, 2009). Le développement durable, se substituant à l’écodéveloppement (Sachs, 1977), s’impose alors progressivement dans les discours et comme objet de recherche de la géographie (Jégou, 2007a). Malgré l’entrée en crise du concept (Theys, 2014), la réflexion sur la durabilité de notre modèle de développement et en particulier sur la durabilité de notre système énergétique révèle la diffusion du concept. La conscientisation de la question énergie-climat conduit à penser le développement 22 Kévin DURUISSEAU des énergies nouvelles renouvelables (EnR) et l’amorce d’une nouvelle transition énergétique (Brücher, 2008 ; Smil, 2010 ; Fouquet et Pearson, 2012 ; Defeuilley, 2014). Cette transition énergé­ tique doit déboucher sur un système énergétique durable. Dans le contexte européen, marqué par une forte dépendance énergétique et une insécurité des approvisionnements, s’ajoute la recherche d’une indépendance énergétique (Keppler, 2009). L’objectif de cet article est de caractériser les apports de la géographie dans la construction du concept de transition énergétique. Nous nous inté­ resserons aux questions spatiales et scalaires dans un cadre européen en étudiant la territorialisation (Douillet, 2003 ; Reghezza-Zitt, 2012) du système électrique. Nous nous proposons également de montrer la possible utilisation par la géographie du Multi-Level Perspective (MLP) (Rip et Kemp, 1998 ; Geels, 2002, 2005, 2010) comme outil pertinent de son étude. Nous montrerons, tout d’abord, que nos sociétés occidentales ont déjà connu plusieurs transitions énergétiques au cours de leur histoire et réaliserons, ensuite, un état des lieux des recherches sur le concept de transition énergétique en montrant la place que peut prendre la géographie dans celles-ci. Nous définirons, enfin, la territorialisation du système électrique et des EnR comme une des conditions de la durabilité de la transition énergétique. II. LES TRANSITIONS ÉNERGÉTIQUES DANS L’HISTOIRE : UNE APPROCHE POUR APPRÉHENDER LA TRANSITION ÉNERGÉ­ TIQUE EN COURS ? Le développement durable doit générer un nouveau modèle de développement ainsi qu’un nouveau sys­ tème énergétique capable de résoudre « l’équation de Johannesburg » (Chevalier, 2004). Un système énergétique est « la combinaison originale de di­ verses filières de convertisseurs qui se caractérisent par la mise en œuvre de sources d’énergie détermi­ nées et par leur interdépendance » (Debeir et alii, 2013). Tout système énergétique se caractérise par une élasticité technique, des résurgences de techno­ logies anciennes, une concurrence entre les filières et une variation de son aire géographique d’appro­ visionnement. Le nouveau système énergétique nécessite une transition que tout le monde s’accorde à nommer transition énergétique. Nous pouvons définir une transition comme le passage d’un état de chose [initial] à un autre [à venir]. Dans le cas de la transition énergétique émergente, l’état initial correspond à un système énergétique carboné limité en ressources tandis que l’état à venir correspond à un système énergétique décarboné durable. Une telle transition ne pourra se limiter à un ensemble de substitutions énergétiques. Elle prendra la forme d’un ensemble de ruptures majeures dans le sys­ tème socio-technique actuel – que nous définissons comme les « relations entre les systèmes techniques et l’ensemble de ce qui est généralement entendu sous le vocable de « contexte » ou d’« environ­ nement », et qui va de l’organisation sociale aux représentations du monde physique et naturel, en passant par les modèles culturels » (Akrich, 1989) – et de substitutions énergétiques. Nous pensons, avec Fouquet (2010), que l’étude des transitions énergétiques dans l’Histoire constitue un cadre d’analyse pertinent de cette transition énergétique. A. Les transitions énergétiques-ruptures dans l’Histoire Nous proposons de qualifier de transition énergé­ tique-rupture les transitions énergétiques corres­ pondantes à des substitutions énergétiques majeures et à des ruptures d’ampleur dans le système so­ cio-technique. Smil (2010) identifie dans l’Histoire deux transitions énergétiques majeures que nous classons dans cette catégorie : [1] la transition combinée du passage des énergies biomasses aux énergies fossiles et du passage de la force animale à la force mécanique ; [2] l’invention puis la diffusion de l’énergie électrique. Leur diffusion mondiale s’est étalée sur plusieurs siècles et se poursuit actuellement dans certaines régions du monde. En effet, ces deux transitions se sont réalisées dans les pays du Nord au cours des révolutions industrielles successives mais n’ont été amorcées que dans la seconde-moitié du 20e siècle dans les pays émer­ gents et des Suds. Pour la première, le passage progressif, au cours des révolutions industrielles, des énergies biomasses aux énergies fossiles fait intervenir de multiples facteurs. Dans une étude de cette transition au Royaume-Uni, Solomon et Krishna (2011) ont pu identifier ces facteurs : il s’agit d’un ensemble de processus combinés liés à l’urbanisation, au commerce, aux innovations technologiques et à la découverte d’importants gisements de charbon. 23 L’émergence du concept de transition énergétique. Quels apports de la géographie ? Cette transition énergétique « a aussi été la réponse aux défis pressants de pénuries répétées d’énergie, de terres, de ressources » (Debeir et alii, 2013). Le choix du Royaume-Uni comme terrain d’étude est pertinent car c’est le premier pays au monde à avoir connu la Révolution Industrielle faisant ainsi émerger une société dont les caractéristiques se diffuseront dans tous les pays du Nord. C’est également dans ce pays que se sont développées l’ensemble des technologies énergétiques associées. Fouquet (2010) a également analysé cette transition à travers les utilisations des ressources énergétiques (chauffage, énergie, transport et éclairage). Il a pu identifier près de quatorze substitutions éner­ gétiques et ainsi démontrer que les deux facteurs les plus importants de cette transition énergétique furent la capacité à fournir des services énergétiques à meilleur prix et de meilleure qualité. Il a montré également que la réalisation de ces caractéristiques dépend obligatoirement d’une chaîne d’innovations technologiques et énergétiques concomitantes. Pour la seconde, l’invention puis la diffusion de l’énergie électrique, principalement dans les pays du Nord au cours du 20e siècle, s’expliquent par trois facteurs : [1] une efficacité énergétique su­ périeure aux énergies fossiles ; [2] une meilleure productivité ; [3] et une réelle flexibilité dans ses utilisations domestiques et industrielles (Smil, 2010). Smil (2010) a identifié également deux phases distinctes dans cette seconde transition énergétique-rupture. La première, qui a eu les conséquences les plus importantes, est l’utilisation massive d’énergies fossiles pour générer l’énergie électrique. La seconde est l’apparition et le déve­ loppement, progressivement, d’un mix-énergétique diversifié pour générer l’énergie électrique. Dans cette seconde phase, l’électricité n’est plus unique­ ment produite à partir d’énergies carbonées mais aussi à partir d’énergies décarbonées. Loin d’être restreinte uploads/Geographie/ 6-duruisseau.pdf

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