Les déterminants des crises financières récentes des pays émergents Mohamed AYA

Les déterminants des crises financières récentes des pays émergents Mohamed AYADI a, Wajih KHALLOULI b et René SANDRETTO c Résumé Ce papier a pour objectif de vérifier empiriquement une idée qui tend de plus largement à s’imposer : plutôt que d’opposer les deux explications des crises financières des crises financières récentes basées soit sur des facteurs endogènes aux pays affectés, soit sur des facteurs exogènes à ces pays, notre intelligence de ces périodes critiques gagne, au contraire, à considérer ces deux catégories de facteurs comme étant complémentaires et non alternatives. Les développements théoriques récents ont donné à cette intuition une certaine consistance. Notre contribution vise à l’étayer empiriquement. Après avoir rappelé les termes de l’opposition entre les deux points de vue concurrents, nous montrerons l’intérêt d’une approche en terme d’imbrication de ces deux types de facteurs, en nous basant sur des estimations d’un modèle de Panel à erreurs composées ainsi que sur des statistiques de test des modèles emboîtés (Test de Fisher). Sur la base des résultats que nous avons obtenus à l’aide de données portant sur 14 pays en développement et 3 épisodes de récentes crises (mexicaine 1994, asiatique 1997 et russe 1998), nous établissons la supériorité d’une analyse qui imbrique les causes endogènes et les causes exogènes dans l’explication des récentes crises financières des pays émergents. A ce jour, des éléments de preuve de cette supériorité ont pu être apportés dans le contexte particulier de telle ou telle crise. Notre contribution fournit cette preuve pour l’ensemble des crises financières majeures de ces 10 dernières années et les principaux pays affectés par ces crises. a Professeur à l’ISG, Université de Tunis, mohamed.ayadi@isg.rnu.tn b Assistant à l’ESSEC, Université de Tunis, wkcampus@yahoo.fr c Professeur à l’Université Lumière Lyon 2, sandretto@gate.cnrs.fr Les auteurs tiennent à remercier J.-P. Allégret pour ses remarques, les participants au 52e congrès annuel de l’AFSE, ainsi que l’évaluateur anonyme de la revue pour sa lecture attentive et ses conseils et suggestions. 1 1. Introduction Depuis l’effondrement du système de Bretton Woods la fréquence des crises financières s’est notablement accrue. Au cours de la dernière décennie, ces turbulences financières ont affecté avec une brutalité particulière les pays d’Asie du Sud-Est et d’Amérique latine. En outre, les crises financières des années 1990 semblent différer de celles qui les ont précédées en ce que la fragilité du secteur bancaire apparaît comme l’un des premiers symptômes et non plus – comme c’était le cas précédemment – comme le résultat ultime d’autres désordres (Kaminsky et Reinhart 1996). Cette fragilité bancaire des pays émergents a pu, éventuellement, augmenter le degré d’aversion pour le risque des investisseurs internationaux. Elle a pu aussi, plus vraisemblablement, conduire à une perception différente ou une réévaluation par ces investisseurs des risques encourus1. Dans les deux cas, il en a résulté une accentuation de la volatilité des mouvements internationaux de capitaux et une contagiosité accrue des crises financières. La diversité des facteurs déclencheurs des crises récentes a fait renaître un débat ancien 2 : les crises des années 1990 sont-elles principalement déterminées par des causes endogènes ou exogènes aux économies affectées ? Le premier diagnostic privilégie la fragilité préexistante des économies (les fondamentaux), tandis que le second met l’accent sur le rôle joué par des mécanismes de contagion ou de propagation complexes et variés. Pour répondre à cette question, nous avons estimé et comparé entre elles trois spécifications économétriques résumant les différentes explications possibles de l’origine des crises. Chacune de ces spécifications considère comme variable endogène, un indice résumant le degré et l’intensité de la crise. Afin d’assurer la robustesse de nos conclusions, plusieurs indices synthétiques des crises sont utilisés. Néanmoins, nous n’avons pas utilisé 1 La crise Thaïlandaise a joué le rôle de ‘wake-up call’ a propos de la faiblesse des systèmes bancaires et financiers des économies émergentes, modifiant profondément les perceptions des risques par les investisseurs. 2 Cf. notamment T. Veblen (1904) et W. Mitchell (1941). 2 une variable dépendante binaire dans nos estimations à la manière de Frankel et Rose (1996), parce que notre objectif n’est pas de prévoir la crise, mais plutôt de l’expliquer à partir de l’effet direct des variables explicatives. En nous basant sur des tests statistiques des modèles emboîtés classiques et des comparaisons des simulations des modèles avec les valeurs réelles, nous avons pu dégager la spécification qui résume le mieux la réalité observée. Nous montrons que quel que soit l’indice utilisé pour définir la crise, nous retenons le modèle avec imbrication des facteurs endogènes et exogènes. Après avoir présenté les positions en présence (section 2), nous expliquerons le modèle utilisé (section 3), puis les résultats obtenus et leur interprétation (section 4). 2. Causes de la crise : facteurs endogènes ou exogènes ? 3 Les enjeux de cette question sont évidents. Selon la réponse qui lui est donnée, les crises peuvent être plus ou moins prévisibles. Elles peuvent en effet être plus facilement prévues si elles sont principalement d’origine endogène que si elles sont liées à des facteurs exogènes. Selon le diagnostic effectué, la gamme des pays susceptibles d’être contaminés est plus ou moins vaste et, elle aussi, prévisible. Enfin, le type de réponse donnée à cette question conditionne les thérapeutiques à mettre en place pour prévenir ou contenir les crises. Si les crises financières sont considérées comme étant liées principalement à des causes exogènes, il convient de privilégier des solutions globales ou, à tout le moins, s’appuyant sur le renforcement de la coordination internationale, notamment pour réduire les fluctuations excessives des taux de change et des taux d’intérêt. Nationalement, les pays fortement exposés au risque de contagion peuvent tenter de se soustraire à ce risque par des mesures de contrôle des mouvements de capitaux. À l’inverse, si les crises sont produites par des causes endogènes, alors la charge de la prévention et de la résolution des crises appartient à qui incombe la responsabilité de celles-ci : les pays émergents eux-mêmes, auxquels échoit la tâche de conduire la nécessaire « remise en ordre », le « nettoyage intérieur », le “Good Housekeeping”, de leur économie (renforcement du contrôle prudentiel, meilleure gestion macroéconomique, etc.), afin d’éliminer ces causes de vulnérabilité. 2.1. Explication par les facteurs endogènes Un premier diagnostic possible de l’origine des crises financières récentes interprète celles- ci comme étant le résultat de la fragilité intrinsèque des pays concernés ou, en d’autres termes, de la faiblesse de leurs fondamentaux : déficit public et endettement excessifs, déficiences du système bancaire 3, surévaluation de la monnaie nationale, épuisement des réserves de change4, 3 Faiblesse de la réglementation prudentielle et de la discipline en matière de prêts : financement d’activités à faible rentabilité, à risque mal évalué, voire d’opérations douteuses (crédits “politiques”). Sur ce point cf. Siamwalla (1997) 4 Krugman (1979). 4 incompatibilité entre les politiques macroéconomiques suivies et le maintien d’un régime d’ancrage rigide de la monnaie nationale 5. La mauvaise allocation interne des apports extérieurs a également souvent été invoquée pour dénoncer les pratiques consistant à collecter des ressources à court terme empruntées à l’extérieur, remboursables en devises et à les employer au financement de prêts à long terme (prêts immobiliers) en monnaie nationale. On comprend aisément que ce double désajustement (currency mismatch et maturity mismatch) comporte en germe des risques de difficultés financières. Dans le cas de la crise asiatique, la vulnérabilité du système bancaire semble effectivement avoir constitué “le maillon faible”6 des économies affectées, ce que confirme empiriquement Tatsuyoshi Miyakoshi (2000). 2.2. Explication par les facteurs exogènes Cette perspective alternative de la précédente attribue la responsabilité principale des désordres financiers récents à l’extrême volatilité des mouvements internationaux de capitaux et, derrière ceux-ci, au comportement des investisseurs internationaux. Un trait commun aux crises financières des pays émergents dans les années 1990 est en effet une augmentation importante des entrées de capitaux à court terme pendant la période qui précède la crise, suivie par une inversion brutale de ces flux qui a quasiment toujours été l’élément déclencheur de la crise. Ainsi, par exemple, les apports de capitaux privés aux pays émergents qui avaient atteint 140 milliards de dollars en 1996 sont tombés à 40 milliards de dollars en 1997 et se sont totalement taris l’année suivante7. Les prêts bancaires consentis aux pays d’Asie les plus durement touchés par la crise (Corée, Indonésie, Malaisie, Philippine et 5 Sachs, Tornell et Velasco (1996) ont particulièrement souligné les interactions entre les faiblesses du système bancaire, la surévaluation du change et les pertes de réserves de change. Sur la relation entre régime de change et risque de crise financière, cf. aussi BUBULA A. et ÖTKER-ROBE I (2003), 6 Aglietta M.(1998), « Comment réguler les crises financières internationales ? » Sciences Humaines, Hors série n° 22, sept.-oct. 7 BRI (1999). 5 Thaïlande) se sont contractés violemment contractés, passant de 49 milliards de dollars au cours du premier semestre de 1997 à -39 milliards pendant le 3e trimestre 1997 et -96 milliards pendant le 4e trimestre. Les prêts bancaires à ces pays qui avaient augmenté en 1996 de l’équivalent de 5,5 % de leur PIB ont diminué en 1997 de uploads/Geographie/ actualite-economique-auteur.pdf

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