La grande guerre des émeus 2 Sir George Pearce, sénateur d’Australie-Occidental
La grande guerre des émeus 2 Sir George Pearce, sénateur d’Australie-Occidentale, s’apprêtait à vivre les événements les plus importants de sa carrière, ceux qui allaient le rendre à jamais immortel. Sir George était ma foi plutôt bel homme, grand, distingué et arborant une fière moustache. Il n’y a pas à dire : il avait de l’allure et devait encore plaire aux femmes. Il était né en 1870 à Mount Barker, en Australie-Méridionale, et était le lointain descendant des Anglais partis de Cornouailles et arrivés ici au XVIIIe siècle avec le capitaine Cook. Quand le téléphone sonna, en cette belle journée d’octobre 1932, sir George Pearce, actuel ministre de la Défense, décrocha immédiatement. – Allo !... Quoi ! vous me dérangez parce que des volatiles picorent vos champs ! Il éclata d’un grand rire sonore et raccrocha d’un coup sec le combiné. Mais dans les heures qui suivirent, les appels se multiplièrent et sir George commença à comprendre que l’affaire était sérieuse. Un groupe de 20 000 émeus avait envahi les champs de blé du district de Campion et causait des dégâts considérables. – Entrez ! cria presque sir George quand on frappa à la porte de son bureau. – Je vous présente Archibald McAllister, ornithologue, dit son secrétaire tout en effectuant un pas de côté pour laisser passer le vieil homme. Sir George s’approcha et lui serra la main. – Vous tombez à pic ! Vous allez m’expliquer comment tous ces émeus sont arrivés là. Ils ne sont pas tombés du ciel quand même ? – Mais les émeus ont toujours été là, commença le vieil homme ; ce sont les hommes qui sont venus s’installer sur leurs routes migratoires. Les émeus 3 suivent la pluie. En Australie-Occidentale, les pluies d’été vont vers le sud-ouest en partant du nord, et suivent le chemin inverse en hiver. C’est la route qu’empruntent les émeus dans leurs déplacements de masse… – Mais quelle pluie voulez-vous qu’ils suivent, le coupa sir George, ça fait des semaines qu’il n’est rien tombé ? – Justement, c’est parce qu’il ne pleut pas qu’ils ont convergé par milliers vers le village de Campion. Les points d’eau artificiels installés pour le bétail sont pour eux une manne inespérée. Et en plus ils ont trouvé des champs de blé à perte de vue qui leur offrent le gîte et le couvert. Pourquoi voudriez-vous donc qu’ils repartent ? – Vous savez ce que ça mange des oiseaux de cette taille ? interrogea sir George. – On estime qu’un émeu adulte consomme entre 800 et 1200 grammes de nourriture par jour. Sir George se tourna vers la fenêtre, et tout en gardant l’index pointé sur la tempe, se retourna pour dire : – Vous vous rendez compte, c’est 200 quintaux de blé qui disparaissent chaque jour dans leur ventre ! sans compter tous les épis piétinés et les trous qu’ils font pour se coucher. Sir George fit quelques pas et reprit : – Mais pourquoi les paysans sont-ils venus s’installer là ? – Permettez que je vous réponde, dit Archibald McAllister, ces paysans sont pour la plupart des vétérans de la Première Guerre mondiale, australiens mais aussi britanniques qui, las de toutes les horreurs qu’ils ont vues, ont choisi de s’installer loin du monde, loin de nos sociétés belliqueuses. Sir George écoutait, sans dire mot. Le vieil homme poursuivit : – … En plus, avec le gigantesque krach boursier que nous avons connu il y a trois ans, le gouvernement a incité les agriculteurs à étendre les champs de blé. De grandes plaines semi-arides de l’intérieur se sont ainsi métamorphosées en cultures céréalières. Mettez-vous donc à la place des émeus : nourriture et eau à volonté, c’est le paradis ! ils n’ont même plus besoin de migrer ! – Que faudrait-il faire alors selon vous ? interrogea sir George. – Installer des clôtures infranchissables. – Infranchissables, ça veut dire quoi ? – Un mètre cinquante au minimum. Sir George fit quelques pas dans la pièce, tout en se caressant le menton. – Très bien, je vais voir si c’est possible. 4 En voyant sir George se diriger vers la porte, Archibald McAllister comprit que l’entretien était fini et se leva. – Je vous remercie d’être venu. Sans vos lumières qu’aurais-je fait ? Une vigoureuse poignée de main acheva l’entretien et sir George regagna son fauteuil. Renseignements pris, il s’avéra que l’élévation d’une clôture coûterait beaucoup trop cher. Le gouvernement n’avait ni le temps ni les moyens de réaliser un tel projet. Deux cents quintaux de blé disparaissaient chaque jour dans l’appareil digestif de ces volatiles, il fallait que ça cesse immédiatement ! On toqua à la porte. C’était son secrétaire. – Sir, une délégation de fermiers demande à être reçue. – Et en quoi cela me concerne-t-il, s’il vous plaît ? – Sir, c’est au sujet des émeus. – Quoi ! c’est pas vrai ! Je viens tout juste d’être informé du problème et les voilà déjà qui débarquent. Dites-leur de revenir demain ! – Sir, ils ont l’air très en colère. – Raison de plus, qu’ils reviennent demain !… Combien sont-ils ? – Une dizaine environ, sir. – J’en recevrai trois. Inscrivez-les pour 10 h. – Trois représentants, sir ? – Pardi ! de quoi voulez-vous qu’il s’agisse d’autre ? Le lendemain matin, à dix heures pile, sir George demanda qu’on introduise les trois hommes. Un grand gaillard de près de deux mètres apparut dans l’encadrement de la porte. D’un simple hochement de tête, il fit signe aux deux autres d’entrer avant lui. – Sergent Tom O'Halloran, dit un petit homme râblé en empoignant la main que lui tendait le ministre. – Je vois que vous avez été décoré ! – Gallipoli, avril 1915, Monsieur le ministre. – L’Anzac, la bataille des Dardanelles ; nous avons eu de lourdes pertes. – Oui Monsieur le ministre. – Et vous ? demanda sir George à un grand blond aux traits burinés par le soleil. – J’ai encore quelques éclats d’obus dans la tête, mais ça va. On fait aller. L’homme sourit. Il ne doit pas être marié, songea sir George en voyant ses dents jaunes, ses grosses lèvres proéminentes ainsi qu’une vilaine cicatrice qui 5 lui barrait le visage du nez jusqu’à l’oreille droite. Il lui manquait d’ailleurs le lobe de l’oreille qui semblait avoir été arraché. – Messieurs, prenez place. Trois fauteuils de style victorien les attendaient. Le géant semblait hésiter et évaluer du regard la robustesse du fauteuil dans lequel il finit par prendre place. – N’ayez crainte, ils sont solides. Ils ont toujours craqué… Messieurs, puis- je vous offrir quelque chose ? – Non, répondirent-ils de concert. – Un cigare peut-être ? ajouta sir George en leur présentant une boîte. Ils sont excellents. Je les fais venir directement de Cuba. D’un hochement de tête accompagné d’un mouvement de la main, le géant fit signe que non. – Je suis preneur, dit le sergent en en saisissant un délicatement entre le pouce et l’index. Il le huma et allait s’exprimer quand sir George prit la parole. – Bon, messieurs, si nous passions aux choses sérieuses ! Qui veut commencer ? Le petit sergent ne se fit pas prier et attaqua aussitôt : – Pour faire face à la crise de 29, le gouvernement nous a demandé d’étendre nos cultures de blé. Nous avons immédiatement répondu présent et fait de lourds investissements. Mais le gouvernement n’a pas tenu ses promesses. Les aides ne nous ont jamais été versées ! Nous sommes endettés jusqu’au cou ! Et maintenant des milliers d’émeus saccagent nos champs ! Que comptez-vous faire concrètement ? – Tout d’abord, répondit sir George, laissez-moi vous féliciter pour les très bons résultats que vous avez obtenus. J’ai ici la courbe de croissance de la production de blé de ces deux dernières années. La superficie des terres emblavées est passée de 6 à 7,26 millions d’hectares, et la production… – Arrêtez les beaux discours ! les chiffres, on les connaît ! le coupa Tom O'Halloran. A quoi ça nous sert de produire plus, puisque le cours du blé ne cesse de baisser ? On parle même de surproduction ! Le géant dodelina de la tête pour montrer qu’il approuvait son camarade. Le grand blond souriait toujours. – Content qu’on dise des vérités ! lâcha-t-il en se tapant sur la cuisse. – Messieurs, un peu de calme s’il vous plaît ! dit sir George qui entendait rester maître de la situation. – Eh bien ! dites-nous ce que vous comptez faire pour nous débarrasser des émeus avant qu’ils n’aient tout détruit, reprit Tom O'Halloran, car en ce 6 moment, pendant que nous sommes assis là, bien tranquillement à discuter, ils saccagent nos récoltes et dévorent les épis de blé. Le grand blond se tapa à nouveau sur la cuisse. – C’est bien vrai. Ils font des dégâts énormes. Ils en piétinent bien plus qu’ils en mangent. C’est de la vermine. Il faut s’en débarrasser ! – A coups de mitrailleuse ! dit le uploads/Geographie/ ahikar-la-grande-guerre-des-emeus.pdf
Documents similaires










-
31
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 01, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 0.4310MB