XAVIER ACCART André Gide lecteur de René Guénon Contexte et postérité d’une int

XAVIER ACCART André Gide lecteur de René Guénon Contexte et postérité d’une interrogation métaphysique 1 ENÉ GUÉNON (1886-1951) est pour beaucoup l’auteur qui a « influencé » Gide ; celui dont l’illustre écrivain aurait dit : « Mais si Guénon a raison, alors toute mon œuvre tombe… » Une étude approfondie de la réception de ce métaphysicien par les milieux littéraires de son temps 2 nous a permis de reconstituer le milieu au sein duquel Gide découvrit son œuvre, le contexte historique dans lequel ses interrogations furent, de son vivant, répercutées, et leur utili- sation posthume. * 1 Nous remercions Guy Dugas qui nous a invité à écrire cet article. 2 Cette thèse de doctorat est sur le point de paraître : Xavier ACCART, Guénon ou le renversement des clartés — Influence d’un métaphysicien sur la vie littéraire et intellectuelle française (1920-1970), Paris : Edidit, 2005, 1222 pp. (préface d’Antoine Compagnon). R 268 Bulletin des Amis d’André Gide — XXXIV, 150 — Avril 2006 Gide ne semble pas s’être intéressé à l’œuvre de Guénon avant la Seconde Guerre mondiale 3. Son nom ne dut cependant pas lui être étranger avant cette date. Le métaphysicien avait joui dans les années 1920 d’une notoriété certaine. Son Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues (1921) n’avait pas seulement enthousiasmé de jeunes esprits comme André Malraux et Raymond Queneau, elle lui avait valu une légitimité intellectuelle auprès de spécialistes de l’Asie. Mais c’est surtout Orient et Occident (1924) qui lui permit de se faire connaître d’un large public. Trois ans avant les remises en cause du système colonial par Gide, Guénon y prenait parti pour une politique qui, au Maghreb en particulier, tende vers l’association 4. Gide avait probablement lu le nom du métaphysicien dans la presse des années 1920 ou entendu parler de ses thèses au cours de ses échanges avec les jeunes gens du Grand Jeu 5. À la différence de certains de ses contemporains, comme Daniel Halévy, Gonzague Truc, Léon Daudet, Oscar V. de Lubicz-Milosz qui lurent avec beaucoup d’intérêt l’œuvre de leur cadet, il fallut toutefois attendre l’an- née 1943 pour que Gide se plonge dans ses « remarquables » ouvrages. 3 Précisons tout de suite que le nom de Gide n’apparaît jamais dans l’œuvre de Guénon. Ce dernier ne s’intéressait aux écrits littéraires que lorsqu’ils présen- taient une dimension ésotérique ou spirituelle (ainsi il commenta certains écrits d’un auteur traduit par Gide : R. Tagore). Nous n’avons trouvé qu’une occur- rence du nom de l’écrivain dans la correspondance du métaphysicien ; évoquant la revue To-Morrow dans laquelle une traduction d’un de ses articles était annon- cée sans qu’il en eût été informé, il notait : « […] il semble qu’il y ait là-dedans des choses assez mélangées, puisque j’y vois la mention d’un article d’André Gide » (lettre de René Guénon à Henri Hartung, le 6 avril 1950). 4 « En somme, dans bien des cas (et nous pensons surtout ici à l’Afrique du Nord), une politique d’“association” bien comprise, respectant intégralement la législation islamique, et impliquant une renonciation définitive à toute tentative d’“assimilation”, suffirait probablement à écarter le danger [du panislamisme], si danger il y a ; quand on songe par exemple que les conditions imposées pour ob- tenir la naturalisation française équivalent tout simplement à une abjuration (et il y aurait bien d’autre faits à citer dans le même ordre), on ne peut s’étonner qu’il y ait fréquemment des heurts et des difficultés qu’une plus juste compréhension des choses pourrait éviter très aisément […] » (René GUÉNON, Orient et Occident, Paris : Trédaniel, 1987, p. 110, voir aussi p. 39). 5 Avant la fondation du Grand Jeu, Pierre Minet dit avoir emmené Daumal et Lecomte chez différentes personnalités dont Pierre Klossowsky. Gide, présent, écouta attentivement Daumal parler de métaphysique et d’ésotérisme (Pierre MINET, La Défaite, Paris : Éditions Allia, 1994, p. 185). Xavier Accart : André Gide lecteur de René Guénon 269 Au début de la guerre, l’écrivain s’était installé à Nice d’où il avait collaboré à la NRF de Drieu La Rochelle jusqu’en avril 1941. Il était ensuite parti pour Tunis en mai 1942, puis à Alger en mai 1943. Après avoir été reçu par le général de Gaulle le 25 juin 1943, il avait gagné le Maroc. Gide entretenait de longue date des liens d’amitié avec un Européen installé à Fez et entré en islam : Guy Delon alias Si Haddou ; il avait séjourné chez lui dès 1932 6. Guy Delon travaillait pour l’American Fondouk, à Fez, où il résidait avec sa sœur. Ce dispensaire pour animaux avait été fondé dans les années 1920 par une riche Amé- ricaine, sensible au mauvais traitement des bêtes de somme. L’écrivain Paul Bowles y travailla autour de 1934. Ces deux hommes se connurent d’ailleurs probablement par Robert Levesque, également ami de Gide. Bowles et Delon entretinrent des liens d’amitié avec Charles Brown qui resta des années à la tête de l’American Fondouk 7. Sa proximité avec les Marocains lui suscita toutefois l’hostilité de certains membres de l’orga- nisation, en particulier de son supérieur immédiat, le colonel Charles Williams. Ce Suisse fortuné, amateur d’art, devenu musulman avait fait construire une villa dans les alentours de la ville où il résida jusqu’à la fin des années 1930. Sa sœur étant mariée à un haut personnage allemand, il fut cependant prié de quitter le pays à la déclaration de guerre. Brown laissa alors la gestion de sa maison à Guy Delon. Gide, lors de ses séjours précédents chez ce dernier, avait eu l’occasion de connaître un autre Européen islamisé : Farroul. À la différence de Delon qui était un personnage plutôt timide, réservé et moins intellectuel (mais apprécié pour sa bonté), Farroul entretenait des discussions spirituelles de haut niveau avec certains de leurs amis épris de métaphysique. Apprenant que Gide arrivait à Alger, Delon lui télégraphia en 1943 chez François Bon- jean aux éditions Baconnier et lui proposa, en accord avec Farroul, de venir loger à la villa Brown. Gide s’arrêta d’abord à Casablanca où il fut accueilli par Farroul qui avait alors le grade de capitaine. Il séjourna ensuite à Rabat chez Christian Funk-Brentano où il retrouva Jean Denoël. 6 Voir BAAG n° 61, janvier 1984, p. 57. Si Haddou était homosexuel comme la grande figure littéraire française. Il n’est pas possible de dire si, comme Louis de Cuadra, l’ami du jeune Massignon, il entra en islam afin de continuer à adorer Dieu « sans contrition de vie, à l’Omar Khayyam ». Delon avait un frère, Paul, qui fut pendant la guerre chez Gaston Baty au Théâtre Montparnasse. 7 Paul BOWLES, Mémoires d’un nomade, Paris : Quai Voltaire, 1989, pp. 223-9 ; et entretien de Xavier Accart avec Ahmed Sefrioui à Rabat le 23 mai 1998. 270 Bulletin des Amis d’André Gide — XXXIV, 150 — Avril 2006 Il arriva finalement à Fez, en octobre 1943, et s’installa à la villa Brown 8. Delon, bien que résidant au Fondouk, veilla au bon déroule- ment de son séjour. Il fut aidé en cela par M. Robert, un colon de la région qui s’était converti à l’islam sous son influence 9. C’est dans ce cadre que Gide rencontra Pierre Georges qui lui fit découvrir l’œuvre de Guénon 10. Cet Européen islamisé était la figure la plus marquante de ce qu’Henri Bosco a appelé le « petit monde mystique [de Fez] 11 ». La lecture de Guénon l’avait incité à rompre avec l’Occident moderne et à s’installer dans une société traditionnelle 12. Dans un premier temps, ce jeune ingénieur avait décidé avec quelques amis de s’établir sur une île de l’archipel de la Société (Océanie). Il y était parti avec un autre lecteur de Guénon, Joh. Jak. Jenny 13. Mais les autochtones chassèrent (par des pratiques de sorcellerie dit le récit) les jeunes “guénoniens” de leur île 14. Pierre Georges revint fin 1935 ou début 1936, estimant que la tradition locale était dégénérée. Guénon qui avait été mis au courant, un peu tardivement à son goût, fut soulagé que cette entreprise n’eût pas de conséquences plus graves 15. Il adressa alors Georges à Titus Burckhardt 8 GIDE, Journal, t. II, Paris : Gallimard, 1997, pp. 971, 976, 980. 9 Gide se réfugia chez lui lors des émeutes nationalistes de février 1944. 10 Sur Georges consulter : Xavier ACCART, Henri Bosco – René Guénon : la ré- ception de la doctrine guénonienne par un écrivain, 1996 ; Abderrahman BURET, « René Guénon et la voie de l’islam », France-Asie, n° 80, janvier 1953, pp. 1167-9 ; lettre d’Ahmed Sefrioui à Xavier Accart, le 7 août 1996 ; Ahmed SEFRIOUI, « Souvenirs d’Henri Bosco », Cahiers Henri Bosco [Aix-en-Provence], n° 28, 1988, p. 66-70. 11 Lettre d’Henri Bosco à Jules Roy, le 21 septembre 1944 (Henri BOSCO, « Lettres à Jules Roy 1942-1969 », Cahiers Henri Bosco, n° 25, 1985, p. 152). 12 Nos sources sont en partie orales. Nos informations proviennent notamment d’entretiens réalisés à Rabat et à Fez avec Ahmed Sefrioui et uploads/Geographie/ andre-gide-et-rene-genon.pdf

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