7 « Une culture de la terreur » L’attaque lancée contre les tours du World Trad
7 « Une culture de la terreur » L’attaque lancée contre les tours du World Trade Center le 11 septembre 2001 et les innombrables ripostes qui se sont ensuivies à travers le monde ont marqué durablement la conscience des peuples et des individus, pour qui le changement de siècle signifia moins la fin d’une histoire sanguinaire rythmée par deux guerres mondiales, plusieurs génocides et la menace nucléaire qu’une redistribution des cartes dans un nouveau contexte géopolitique mondial. La liste interminable des catastrophes majeures qui se sont succédé au cours de la première décennie du vingt-et-unième siècle, qu’elles soient d’origine « naturelle » (Katrina, tsunamis indonésiens et japonais, tremblements de terre du Sichuan…) et/ou humaine (Fukushima, marée noire du Golfe du Mexique, guerres civiles en Afrique et en Syrie entraînant l’exode massif de réfugiés … sans oublier la crise financière mondiale de 2008) donne aujourd’hui le sentiment qu’à tout moment, n’importe où sur la planète, plane la menace d’un nouveau cataclysme. John David Ebert constate dans son livre The Age of Catastrophe (2012) que le désastre est devenu « pour nous, en quelque sorte, un genre de vie. On peut même parler d’un nouveau régime de civilisation. » (Ebert 1). Une des caractéristiques fondamentales de ce nouveau « régime de civilisation » est ce que nous pourrions appeler une « culture de la terreur ». Ce catastrophisme ambiant ne doit pas pour autant nier les différences qui existent d’une calamité à l’autre : « toutes les catastrophes ne sont pas équivalentes, ni en amplitude, ni en désolation, ni en conséquences », rappelle salutairement Jean-Luc Nancy en préambule à L’Equivalence des catastrophes : Après Fukushima (2012). Rien de commun entre Auschwitz ou Hiroshima, deux « entreprises qui débordent la guerre et le crime mêmes » (Nancy 27), et un accident nucléaire ou un fléau naturel, sans compter les désastres plus intimes que sont le viol, le deuil, la maladie, voire la rupture amoureuse, épreuves elles-mêmes incommensurables les unes aux autres1. Et pourtant, chacune, à des degrés divers, constitue potentiellement une menace d’engloutissement pour le sujet, d’anéantissement de sa faculté d’agir, de penser, de parler. Terreur, hébétude, stupeur, égarement sont le lot commun des individus et des peuples catastrophés. Si les cataclysmes ne sont pas nouveaux dans l’histoire de l’humanité, et que l’Occident n’a pas attendu les horreurs du siècle dernier pour amorcer une pensée de la catastrophe2, ce qui 1 Autant de catastrophes privées que Pierre Zaoui a circonscrites pour mieux les appréhender et peut- être ainsi les dépasser : « Réapprendre donc la vie face à la maladie, face à la mort, face aux morts, et par suite réapprendre à aimer et même à être heureux bien qu'avec des fêlures indélébiles » (Zaoui 43). 2 L’Invention de la catastrophe au XVIIIe siècle : du châtiment divin au désastre naturel (eds. A-N 8 frappe aujourd’hui, comme l’écrit Jean-Luc Nancy, c’est la « complexité désormais en jeu [qui] se marque singulièrement au fait que les catastrophes naturelles ne sont plus séparables de leurs implications ou retentissements techniques, économiques, politiques. Simple accident, le nuage d’un volcan bloque la navigation aérienne sur un quart au moins du monde ; vraie catastrophe, un tremblement de terre secoue avec le sol et les bâtiments toute une situation sociale, politique et morale » (Nancy 13). La prise de conscience aux vingtième et vingt-et-unième siècles de « l’enchevêtrement inextricable des techniques, des politiques, des économies » (Nancy 14) en amont mais également en aval du désastre génère ainsi de nouveaux comportements, produit de nouvelles attitudes, en particulier dans la manière dont ceux-ci sont perçus, enregistrés et traités. Après-coups En révélant l’étrange mécanisme de la névrose traumatique, Freud jeta les bases d’une pensée du trauma fondée sur le décalage temporel (Nachträglichkeit). En effet, ce n’est pas tant l’événement en soi qui est traumatique, explique-t-il à l’époque de son travail avec Fliess sur l’hystérie, que son souvenir remanié dans un contexte différent de l’histoire du sujet. « Nous ne manquons jamais de découvrir qu’un souvenir refoulé ne s’est transformé qu’après coup en traumatisme. » (Freud 366). Ainsi, le souvenir d’une scène de séduction ayant eu lieu dans l’enfance mais dont la signification sexuelle traumatique échappa à l’enfant, peut être réveillé à l’adolescence à l’époque des premiers émois sexuels et prendre à cette occasion un caractère traumatique, déclenchant à nouveau un mécanisme de refoulement. C’est alors un deuxième incident, sans rapport apparent avec le premier, qui détermine le caractère pathogène de celui-ci. Le trauma est, par conséquent, non seulement toujours secondaire mais apparemment sans lien avec le choc initial, devenu insaisissable du fait de ses multiples réorganisations opérées par le refoulement. La terreur ne s’appréhende ainsi véritablement que dans l’après-coup, un après-coup qui lui-même tend à se redoubler dans la compulsion de répétition au travers de laquelle le psychisme tente d’assimiler la scène traumatique rétroactivement. On comprend dès lors que la sidération individuelle ou collective qui s’empare du corps social ou saisit le corps physique ne concerne pas seulement l’immédiat après-coup mais peut perdurer bien au-delà de l’événement perturbateur. La métaphore de l’onde de choc traduit assez bien la dimension répercussive de ce dernier. Dès lors que la terreur démolit la dynamique psychique et nous fige en toutes sortes de Mercier-Faivre & C. Thomas. Genève : Droz, 2008) rappelle le glissement sémantique du terme de son sens théâtral qui prévaut jusqu’au milieu du dix-huitième siècle à son acception moderne (événement naturel ou social funeste) qui émerge après le tremblement de terre de Lisbonne en 1755, et insiste sur le passage d’une conception théologique à une « profanisation » de la notion. 9 postures mentales ou somatiques (torpeur, paralysie, impuissance, incertitude, ressassement…) qui semblent interdire tout compte-rendu, pour les sociétés comme pour les individus, demeure le défi de sa représentation3. Comment, en effet, dire l’indicible, et que dire de celui-ci sans le recouvrir et le nier ? Ou pour rejoindre la réflexion de Marc Amfreville à propos des « écrits en souffrance » qui jalonnent la littérature américaine, comment dire et taire tout à la fois ? Par cette injonction paradoxale, il nous faut retenir selon lui « cette équivalence entre la violence du choc et celle, proportionnelle, de la force qui va permettre d'en oblitérer le souvenir, tout en ménageant la possibilité de l'émergence de traces qui visent [...] à maîtriser la charge émotive déclenchée par le traumatisme » (Amfreville 58). Comment in fine sortir de l’impasse mortifère de la répétition du réel traumatique en articulant ces traces à une parole, un geste qui rendent sa « traversée » possible ? Zaoui apporte lui aussi sa propre réponse : Au milieu des catastrophes, nous sommes tous des Robinson et ne pouvons écrire que des manuels de survie, c'est l'évidence même, survie étant à entendre dans les deux sens du terme : en son sens commun d'une vie aux aguets , [...] et aussi bien, en même temps, en son sens littéral de “sur-vie” , comme on dit “sur-homme”, c'est-à-dire au sens d'une vie non pas supérieure mais infiniment supérieure, sans pareille, incomparable avec tout ce que l'on avait vécu jusque-là. Il faut au moins cela pour supporter l'épouvante. (Zaoui 347-348) Les manuels de survie dont parle Zaoui pour supporter l’épouvante interrogent la notion même de la représentation de la terreur : c’est bien ici toute la problématique que posent le témoignage et le récit. Le travail de mémoire en effet, sous les formes du témoignage et de l’archive, deviendrait donc aussi un devoir à accomplir dans le but d’éclairer les zones d’ombre que sont les désastres : « Quand les événements vécus par l'individu ou par le groupe sont de nature exceptionnelle ou tragique, ce droit [de savoir] devient un devoir : celui de se souvenir et de témoigner » (Todorov 178). Tout un pan de la littérature s’articule ainsi autour du récit-témoignage, dans les interstices entre réel et fiction. Quant au domaine de l’art contemporain, cette « passion de l’archive », née avec des artistes tels que Christian Boltanski, inaugure un nouvel « imaginaire archéologique »4 dans lequel les traces d’un 3 Paul Ricœur ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque le pouvoir de la fiction : « C'est précisément en raison du caractère évasif de la vie réelle que nous avons besoin du secours de la fiction pour organiser cette dernière rétrospectivement dans l'après-coup » (Ricœur, Temps et Récit I, Paris : Seuil, 1983, 251). 4 Voir The Way of the Shovel: On the Archeological Imaginary in Art, l’article de Dieter Roelstraete, curateur et critique d’art : « The retrospective, historiographic mode - a methodological complex that includes the historical account, the archive, the document, the act of excavating and unearthing, the memorial, the art of reconstruction and reenactment, the testimony - has become both the mandate (“content”) and the tone (“form”) favored by a growing number of artists » (Roelstraete, non paginé). 10 passé traumatique doivent être retrouvées, excavées, archivées en autant de preuves irréfutables d’une histoire catastrophique. Face à ce déferlement du mémoratif, qui touche aussi l’acte d’écriture, uploads/Geographie/ apres-la-terreur-introduction-leaves1.pdf
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- Publié le Jul 15, 2021
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