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Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 1 1/3 Ukraine : guerre introuvable, paix impossible PAR ANTOINE PERRAUD ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 25 JANVIER 2022 Une du « Temps de Moscou » le 24 janvier 2022. Les bruits de bottes autour de l’Ukraine placent le monde en général et l’Europe en particulier face à une crise singulière: un exercice plein de bluff et de fureur digne de la guerre froide, mais dans un univers multipolaire instable et sans garde-fou. Voilà bientôt 60ans, au mois d’octobre 1962, Nikita Khrouchtchev testait les nerfs de John Kennedy. Ce fut la crise des fusées de Cuba: des missiles nucléaires soviétiques furent déployés sur le sol castriste, menaçant directement les États-Unis d’Amérique. La tension monta de manière paroxystique, avant qu’un accord entre les deux grandes puissances ne mît fin à une menace de déflagration imminente. Nous étions alors du temps de la guerre froide, dans un monde bipolaire. Tout était réglé comme du papier à musique. Charles de Gaulle se rangea du côté américain avec armes et bagages – la «bombinette» française, en l’occurrence, redoutable péril du faible au fort. Lorsque l’ambassadeur de l’URSS crut pouvoir le menacer, à l’Élysée, d’une possible frappe atomique soviétique, le président de la République française décocha cette réplique dissuasive en diable: «Eh bien, monsieur l’ambassadeur, nous mourrons ensemble.» Six décennies plus tard, un bras de fer se joue au sujet de l’Ukraine, dans un monde devenu multipolaire et marqué par la prolifération nucléaire. Les règles du jeu sont obsolètes, plus rien ne semble écrit d’avance et de possibles réactions, à la fois inattendues et en chaîne, semblent pouvoir ramener l’Europe en 1914. Démêlons la pelote géopolitique. La Russie, qui n’est plus que l’ombre de l’URSS depuis 1991, a été marginalisée, humiliée, défiée. Non seulement elle a perdu la main sur son glacis, mais celui-ci s’est retourné contre elle. À rebours des assurances données par Washington, font désormais partie de l’Otan toutes les anciennes démocraties populaires d’Europe centrale et orientale (Bulgarie, Roumanie, Hongrie, République tchèque, Slovaquie, Pologne – sans oublier l’Albanie jadis furieusement socialiste, ni la Croatie ni la Slovénie, deux États issus de la Yougoslavie titiste). Et ce n’est pas tout: afin de parfaire l’encerclement, les trois Républiques baltes, qui furent donc parties intégrantes de l’URSS, appartiennent également à l’Otan. Pour couronner l'ensemble, bénéficient du statut de pays associés – perçu par Moscou comme l’antichambre d’une adhésion – cinq autres anciennes républiques socialistes soviétiques: l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine. L’Ukraine, c’est la Russie pour le président Poutine, comme pour la majorité de ses concitoyens sous l’effet d’un roman national intransigeant: le baptême collectif des habitants de Kiev sous l’égide du prince Vladimir, en 988, est à l’origine d’un nouvel État: la Russie kiévienne ou la Rouss’. Quant à la langue ukrainienne, ce ne serait que du «petit russe». L’essai signé par Vladimir Poutine, en juillet 2021, Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens, ne fait que théoriser le droit de Moscou d’«anschlusser » Kiev. Le statu quo actuel jetterait, chaque jour que Dieu fait, du sel sur les plaies post-soviétiques… Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 2 2/3 Histoire de faire comprendre à un esprit français l’attachement russe à l’Ukraine, osons comparer cette ancienne possession – ou partie intégrante – à Reims, l’Alsace-Moselle et l’Algérie réunies: de la nitroglycérine mémorielle et géopolitique! Une du « Temps de Moscou » (24 janvier 2022) : « L'Otan va mettre ses troupes en état d'alerte en raison de la situation autour de l'Ukraine. Les pays de l'Alliance déplacent des navires et des avions vers l'Europe orientale. » S’ajoute au tableau l’intolérable démocratie, à l’occidentale, qui s’installe bon an mal an sur les rives du Dniepr et qui relève d’un empoisonnement yankee aux yeux du Kremlin. Vladimir Poutine a donc décidé d’encercler les encercleurs. Cela lui a réussi avec la Géorgie en 2008 – dont il contrôle 20% du territoire à la suite d’une campagne éclair ayant mal tourné pour Tbilissi. En 2014, la Crimée fut annexée sans coup férir avec l’Occident. Vladimir Poutine vise aujourd’hui Kiev, menaçant l’Ukraine tout entière en un simple et juste retour des choses, de son point de vue. Le maître du Kremlin, qui aura 70ans au mois d’octobre, sait le temps lui être compté. Il dirige un pays aux fondements – sociaux, économiques, démographiques, écologiques – mal assurés. Pékin l’aura bientôt éclipsé comme partenaire majeur et unique de Washington: il n’y aura plus de place pour Moscou dans le grand jeu sino-américain qui se met en place. Or Poutine a besoin d’une stratégie de la tension et d’une confrontation avec l’Occident pour maintenir son emprise. D’où le danger du théâtre d’ombres qui se joue sous nos yeux, avec son lot de provocations, ultimatums et fanfaronnades. La Chine, en pensant à Taïwan, pousse au crime une Russie aux abois sous ses airs impériaux. Et ce, face à une Amérique qui n’est sans doute pas aussi hésitante et déphasée que Biden en a l’air. L’Europe tiraillée La piteuse évacuation d’Afghanistan, voulue coûte que coûte en août 2021 par l’actuel locataire de la Maison Blanche, a cependant donné un signal de faiblesse qui ajoute à la confusion générale. L’Europe s’avère tiraillée à l’image de son épicentre: l’Allemagne. Qui mène la politique étrangère de Berlin? La ministre des affaires étrangères venue des Verts, Annalena Baerbock? Ou bien le chancelier Olaf Scholz, issu du SPD – parti de toute façon divisé sur le point de savoir si ferait partie des sanctions contre Moscou le gazoduc Nord Stream2 (qui relie la Russie à l’Allemagne via la Baltique donc en évitant l’Ukraine)? L’UE tire à hue et à dia. Entre la Hongrie au tropisme poutinien prononcé et la Pologne toujours en première ligne sur le front russe, entre les États qui entendent faire prévaloir la diplomatie ou le commerce et ceux qui rêvent d’une Europe-puissance, l’équilibre à trouver relève du plus petit commun dénominateur. Pour le coup, Paris est mal placé, qui se projette toujours dans des foucades gaulliennes aux yeux de ses partenaires, la plupart plus attachés à l’Otan qu’à une «Europe européenne». Si bien que la France, censée refléter une telle diversité cacophonique le temps de sa présidence de l’Union, laisse la palme de l’inflexibilité rhétorique à Boris Johnson. Celui-ci se persuade de son côté qu’une bonne gesticulation martiale pourrait le sauver de la destitution qui le guette – tout en lui assurant la reconnaissance de la Pologne et des États baltes, ce qui n’est pas négligeable en temps de négociations post-Brexit. À la marge de cette Europe que la crise ukrainienne soumet aux forces centrifuges, il faut ajouter l’éternelle Turquie. Ankara retrouve en effet la Russie sur son chemin, comme au temps de l’Empire ottoman. La crise actuelle offre au président Recep Tayyip Erdo#an l’occasion d’accomplir sa révolution et de revenir dans le giron occidental, sinon comme en 1853-1856 au temps de la guerre de Crimée, du moins comme il y a encore vingt-cinq ans, lorsque la Turquie se comportait en bon élève de l’Otan. Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 3 3/3 Face à tant de cartes prêtes à être rebattues, l’Amérique semble jouer sur tous les tableaux: force motrice, force arbitrale, force de freinage. Joe Biden passe d’un extrême à l’autre. Il a tout de même traité Vladimir Poutine de tueur en mars 2021 – ou plutôt, il a répondu «oui» à la question d’un journaliste qui lui demandait: «Pensez-vous que c’est un tueur?» La possibilité d’une partition Sans doute plus instructive: la bévue du locataire de la Maison Blanche la semaine dernière. Il a évoqué, le 19janvier lors d’une conférence de presse, une possible «incursion mineure» russe en Ukraine, semblant la pardonner d’avance. Ce pataquès mène à une piste classique en cas d’impasse: la partition (les exemples abondent, de la péninsule coréenne à Chypre en passant par le Yemen). Une guerre, même si l’épreuve de force actuelle peut y mener, serait trop coûteuse pour Moscou. Une neutralisation de l’Ukraine (comme pour l’Autriche ou la Finlande pendant la guerre froide) serait une déconvenue dans la mesure où le compte n’y serait pas pour la Russie, toujours privée de son cœur spirituel: Kiev. Évolutiont des frontières de l'Ukraine au XXe siècle (© Wikipedia) Par l’un des tours et détours dont elle a le secret, l’Histoire reprendrait alors ses droits. L’Ouest, autour de Lviv – qui fut Lwów en polonais et Lemberg en allemand –, creuset du nationalisme ukrainien, pourrait faire valoir sa vocation européenne en étant détaché d’une domination russe. Celle-ci s’exercerait sur la partie orientale du pays, abandonnée à son sort le temps d’un lâche soulagement ou d’une prise de conscience stratégique – selon les points de vue. Quant à Odessa, elle pourrait redevenir une ville libre comme lors de sa création sous l’influence des Lumières. Dès qu’il s’agit de dépecer, tout est possible: l’imagination le dispute aux prétendus droits historiques… Nous en serions alors revenus au concept si périlleux – puisque susceptible de basculer et donc de conduire au uploads/Geographie/ article-1007942.pdf

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