Article paru dans la revue Le Fil d’Ariane n°27 (1986) Un Texte d’Avicenne sur

Article paru dans la revue Le Fil d’Ariane n°27 (1986) Un Texte d’Avicenne sur la Formation des Minéraux Le texte dont on va lire ci-dessous la traduction est extrait du célèbre Kitâb al-Shifâ’ (Livre de la Guérison) d’Abû `Alî al-Husayn ibn Sînâ, mieux connu sous son nom latinisé d’Avicenne. Il s’agit plus précisément de la quatrième section du deuxième discours de la cinquième partie de la Physique du Shifâ’. Il traite de la constitution et de la formation des substances minérales, en esquisse une classification sommaire et reprend la théorie du mercure, principe commun à toutes les substances fusibles. En revanche, s’il affirme comme tous les bons auteurs la supériorité de la nature sur l’art, il insiste également, de manière peut-être inattendue, sur l’impossibilité de la transmutation des métaux. Cette prise de position surprendra vraisemblablement plus d’un lecteur, abusé par la réputation que firent à Avicenne certains alchimistes occidentaux ou même par le fait que tel ou tel texte indéniablement alchimique a pu lui être attribué. Il faut pourtant se rendre à l’évidence : Avicenne ne se place pas ici sur le terrain de la philosophie hermétique, mais sur celui de la philosophie tout court : et c’est à un argument philosophique qu’il recourt afin de justifier sa thèse. Il prend en effet parti dans un débat déjà ancien, en affirmant que les métaux diffèrent par leur espèce et non seulement par leurs accidents, rejoignant dans cette vue al- Bîrûnî contre al-Râzî et al-Fârâbî. Ibn Khaldûn, dans ses Prolégomènes, résume comme suit les deux positions en présence : « Pour Abû-Nasr al-Fârâbî et les philosophes de son école, tous les métaux sont d’une seule et même espèce et ne diffèrent que par certaines propriétés : ils sont humides ou secs, mous ou durs, jaunes, blancs ou noirs. Ce ne sont que des variétés d’une seule et même espèce. Au contraire, pour Avicenne et ses disciples, les philosophes orientaux, les métaux ont des différences spécifiques, chaque métal constituant une espèce à part, bien distincte de toutes les autres. Partant de cette idée que tous les métaux constituent une seule et unique espèce, Abû-Nasr al-Fârâbî prétend que la transmutation des métaux est réalisable, puisqu’il est possible d’en changer les accidents et de les traiter de façon artificielle. A son point de vue, l’alchimie est possible et facile. Avicenne, au contraire, posant en principe que chaque métal est d’une espèce différente, est formel : l’alchimie n’existe pas, est impossible. En effet, des procédés artificiels ne sauraient modifier des différences spécifiques, créées par le Créateur, Ordonnateur de toutes choses, Dieu Tout- Puissant. Leur véritable nature nous est inconnue et échappe à notre perception. Comment, dans ces conditions, prétendre les transformer par la technique ? » 1 Force nous est donc d’abandonner la pieuse légende d’un Avicenne alchimiste 2, sans trop nous étonner, toutefois, de la méprise si longtemps commise à son sujet. Les attributions erronées, voire carrément fantaisistes, qu’elles fussent faites de bonne foi ou qu’elles procédassent du désir de placer un traité sous l’autorité d’un nom connu, étaient, il faut bien le dire, plutôt la règle que l’exception : cela est d’ailleurs sans importance du point de vue de l’alchimie elle-même. 3 * * * Le texte qui nous occupe a été traduit en latin au moyen âge, probablement aux alentours de l’an 1200, sous le titre De quatuor speciebus corporum mineralium, en même temps que deux autres passages du Kitâb al-Shifâ’, dont les titres latins sont De congelatione et conglutinatione lapidum et De causa montium. Tous trois formaient un ensemble qui suivait dans les manuscrits la traduction des Meteorologica 1 Ibn Khaldûn, Discours sur l’Histoire universelle (al-Muqaddima), traduction nouvelle, préface et notes par Vincent Monteil, Paris, Sindbad, 1978, t.3, pp. 1198-1199. Comme le fait remarquer Ibn Khaldûn, cette thèse est en réalité plutôt fragile : « Cette opinion d’Avicenne est condamnée par At-Tughrâ’î, l’un des plus grands alchimistes. Il lui objecte que les opérations alchimiques ne consistent pas à créer une différence spécifique, mais seulement à préparer la matière à recevoir cette différence. Quand une substance donnée est ainsi préparée, cette différence lui est donnée par son Créateur et Formateur. » (Ibid. pp. 1199-1200). Quant à l’opinion d’Ibn Khaldûn lui-même, elle est que « l’alchimie est un des procédés par lesquels les esprits psychiques exercent une influence et agissent sur la nature » (p. 1171). C’est « une sorte de magie », et c’est donc une « erreur de (prétendre) que les résultats obtenus par l’alchimie sont ceux d’un art naturel » (p. 1172). 2 Au vu du texte que nous présentons, il ne nous paraît pas possible de soutenir qu’Avicenne ait été un alchimiste. Cela n’empêche pas que certains textes avicenniens pourront d’autre part présenter certaines résonances hermétiques. Il importe d’ailleurs de rester prudent dans l’interprétation de la pensée d’Avicenne : c’est en effet en tant que procédé destiné à imiter la nature que celui-ci nie la possibilité de la transmutation. Or celle-ci a parfois été considérée comme une conséquence « surnaturelle » de l’Adeptat, en dehors de toute élaboration au fourneau, et il n’est pas impossible qu’Avicenne ait fait sienne cette conception. 3 Il y aurait encore lieu de réserver le cas très différent où une paternité supposée a pour but d’indiquer une filiation spirituelle ou initiatique. d’Aristote et ont pour cette raison parfois été attribués au Stagirite ; cela était d’autant plus tentant que celui-ci avait promis, à la fin du troisième livre des Météores, un livre spécialement consacré aux minéraux, livre qui n’a jamais été retrouvé, à supposer qu’il ait jamais été écrit. L’origine arabe de ces textes n’a toutefois pas toujours été méconnue. Le plus curieux est que la renommée d’Avicenne comme alchimiste était telle que Petrus Bonus, dans sa Margarita Preciosa Novella, ne peut croire que celui-ci soit l’auteur du passage où la possibilité de la transmutation métallique est niée : « Aristoteles…Alchimiam esse veram, expresse negat, sed eam esse sophisticam et phantasticam affirmat : quamvis quidam dicant, illa verba fuisse Avicennae, qui ipsa addidit, quod non credimus. » 4 Nous avons effectué notre traduction à partir du texte arabe édité par E.J. Holmyard en 1927 5 ; celui-ci était précédé du texte latin 6, d’une traduction anglaise et d’une introduction contenant un historique détaillé des attributions auxquelles la traduction latine a donné lieu ; c’est de cette introduction qu’ont été extraites la plupart des indications données ci- dessus. On trouvera peut-être que ce texte présente peu d’intérêt du strict point de vue de la philosophie hermétique. C’est exact ; toutefois il a son importance dans l’histoire des idées, et comme tel il mérite d’être connu. De plus, l’étude qu’il fait des minéraux est loin d’être inintéressante ; enfin il a le mérite de montrer exactement la limite qui sépare les véritables adeptes des « gens de l’art » (açhâb al-hîla) 7 : ces derniers ne peuvent pas effectuer une véritable transmutation, mais peuvent, au moyen de certains artifices, arriver à teindre les métaux jusqu’à leur donner l’apparence de l’or ou de l’argent. 4 In Manget, Bibliotheca Chemica Curiosa, 1702, II, p. 14. 5 Avicennae De congelatione et conglutinatione lapidum being sections of the Kitâb al-Shifâ’, The Latin and Arabic texts edited with an English Translation of the latter and with critical notes by E.J. Holmyard and D.C. Mandeville, Librairie Orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1927. 6 Etabli d’après deux manuscrits du quinzième siècle. Les versions qui figurent dans la Bibliotheca Chemica Curiosa de Manget (I, p. 636) et dans le recueil intitulé Artis auriferae quam Chemiam vocant antiquissimi auctores (Bâle, 1610, I, p. 240) ne sont pas toujours très fidèles à l’original arabe. Le lecteur qui aurait la curiosité de les comparer avec notre traduction ne devrait donc pas s’étonner de constater certaines divergences. 7 C’est l’art en tant qu’il implique l’artifice. Holmyard traduit ici « the adepts », ce qui est exactement le contraire de ce qu’il faut comprendre en réalité, à savoir tous ceux – simples gens de métier ou alchimistes en quête de particuliers – qui ont recours à l’artifice dans le but d’imiter, voire de surpasser la nature. Avicenne : Section sur la formation des minéraux Le moment est à présent venu pour nous de parler des propriétés des substances minérales. Nous disons que les corps minéraux se divisent approximativement en quatre classes : les pierres, les substances fusibles, les soufres et les sels. Et cela parce que parmi les corps minéraux, il y en a qui sont de substance légère, faibles de composition et de mélange, et il y en a qui sont forts dans leur substance. Il y en a qui sont malléables, d’autres qui ne le sont pas. Parmi ceux qui sont faibles de substance, il y en a qui sont salins, que l’humidité dissout facilement, comme par exemple l’alun, le vitriol, le sel ammoniac, le qalqand ; d’autres qui sont huileux et qui ne se laissent pas dissoudre facilement par la seule humidité, comme par exemple le soufre et l’arsenic. Quant au mercure, il appartient à l’ensemble de uploads/Geographie/ avicen-ne.pdf

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