1 LES CONTEXTES DE L’ENQUÊTE : LE CAS DE L’ATLAS LINGUISTIQUE DE TUNISIE Soundo
1 LES CONTEXTES DE L’ENQUÊTE : LE CAS DE L’ATLAS LINGUISTIQUE DE TUNISIE Soundous Ben Hariz Ouenniche Université de La Manouba Tunisie Résumé : Le propre d’une enquête linguistique est d’amener l’informateur à énoncer un mot cible qui ne doit en aucun cas être fourni par un tiers. L’enquêteur se doit donc de préparer un contexte linguistique afin de mettre en situation l’informateur. L’élaboration des contextes de l’enquête doit tenir compte de paramètres variables : le type de questionnaire, la relation signe-référent, la typicité ou la saillance des propriétés et l’univers de croyance. Mots-clés : mot, contexte linguistique, enquête, informateur, questionnaire, enquêteur. INTRODUCTION Les enquêtes de l’Atlas linguistique de Tunisie (ALT) ont été effectuées en trois étapes à partir de trois types de questionnaires différents : phonologique, morphosyntaxique et lexical. Dans l’ensemble, ces enquêtes ont touché 3000 informateurs, soit quatre types d’informateurs par point d’enquête (homme/femme adultes ; homme/femme âgés). Ces points d’enquête correspondant à l’organisation administrative et territoriale du pays sont au nombre de 250. Pour garantir l’objectivité des résultats, nos enquêteurs avaient comme consigne d’amener l’informateur à énoncer un mot cible qui ne doit en aucun cas être fourni par un tiers. Ils se devaient donc de concevoir des contextes précis qui permettent à l’informateur d’énoncer le mot recherché. Mener à bien une telle tâche est fonction de paramètres variables, puisque : 1. Le contexte dépend tout d’abord du type de questionnaire : dans le cadre d’un questionnaire phonétique, l’information recherchée concernera le signifiant ou la matière vocalique. S’il s’agit d’un questionnaire de morphosyntaxe, elle traitera de l’articulation au niveau syntactico-sémantique. Cela peut concerner simplement un fait sémantique pour un questionnaire lexical. 2. Le contexte dépend aussi du degré de complexité dans la relation signe-référent : ainsi, une même dénomination peut désigner des référents différents. De même qu’un objet précis peut avoir plusieurs dénominations d’une région à une autre. 3. Il dépend, d’autre part, de la typicité ou de la saillance des propriétés qu’il évoque : certains référents ne peuvent pas être atteints à partir de leurs propriétés analytiques, l’élaborateur du contexte se trouve alors dans l’obligation d’opérer des choix à l’intérieur d’une gamme de propriétés sujettes à des variations (usage, forme, fonction, relation à l’homme…). 4. Enfin, l’élaboration des contextes dépend aussi de l’univers de croyance qui peut être différent entre un enquêteur et un informateur ou même d’un informateur à un autre. Ainsi, le contexte, en tant qu’outil d’analyse linguistique, joue-t-il un rôle déterminant dans la structuration des enquêtes. C’est cette valeur heuristique que nous comptons expliciter en nous appuyant sur des exemples précis tirés de l’expérience de l’Atlas linguistique de Tunisie, qui a pour objectif, rappelons-le, de décrire le système dialectal tunisien. 1. LES CONTEXTES ET LES TYPES DE QUESTIONNAIRES La conception d’un contexte varie selon la nature du fait linguistique visé : 2 1.1. Le questionnaire phonétique La dimension phonologique a pour objectif, dans le cadre d’une enquête linguistique, de « dégager les contours du système phonologique […], son fonctionnement et son économie. »1 Les faits phonologiques sont appréhendés à travers des unités lexicales. L’objectif de l’enquêteur est donc de faire dire une unité lexicale précise contenant le phonème voulu. L’opposition [g]/[q] À titre d’exemple prenons, dans le système consonantique de l’arabe dialectal tunisien, la fameuse opposition [g]/[q], qui a toujours été considérée comme la transposition de traits phonétiques opposant les parlers bédouins aux parlers citadins. Les variations régionales détectées ont montré qu’il s’agit d’un phénomène plus complexe. Dans les régions où l’on prononce pertinement le phonème [q], un même mot peut être prononcé différemment par un même locuteur mais dans deux contextes distincts : dans le premier contexte, il s’agit d’un emploi libre, dans le second d’un emploi figé. Par exemple, pour l’adjectif de couleur bleu au féminin singulier [ زرzarqa], l’enquêteur est obligé de concevoir deux contextes : dans le premier, l’enquêteur incitera l’informateur à donner la couleur d’un objet quelconque, ici en l’occurrence la couleur bleue. Dans le second, il devra vérifier la prononciation de cet adjectif dans un syntagme figé où la base est [ʕi:n] , œil. En effet, là où en emploi libre on dit « [ » ور زرwarqa zarqa] une feuille bleue, « [ » آ ه زرkarahba zarqa] une voiture bleue, « [ » آ ة زرkura zarqa] un ballon bleu, les informateurs prononcent systématiquement [ ارﭬʕi:n zarga] un œil bleu. Le même fait est constaté pour le mot [ ﭬglayeb], diminutif de cœur [qalb]. Quand le diminutif réfère à un objet du monde, il est prononcé [qlayeb], quand il est utilisé dans un syntagme prépositionnel à signification métaphorique : avec conviction, il est prononcé ﭬ [glayeb]: [ م ﭭyaχdem bilglayeb], il travaille « avec conviction ». 1.2. Le questionnaire morphosyntaxique Pour une description du système linguistique dialectal tunisien, l’enquêteur est amené à faire des choix sur le fait linguistique à étudier. Dans le cadre du questionnaire morphosyntaxique, la cible est la structure de la phrase et l’information recherchée concernera l’articulation au niveau syntactico- sémantique. L’enquêteur est amené à présenter une série de questions qui permettront de rendre compte de la morphologie et de la syntaxe des unités formant la phrase dialectal tunisien. Le contexte est ainsi appréhendé comme une investigation linguistique. Certaines informations recherchées impliquent l’énonciation de paradigmes élaborés qui nécessiteraient un certain niveau d’instruction. Par exemple, il est difficile d’imaginer un analphabète énoncer les paradigmes de flexions verbales des 23 verbes contenus dans le questionnaire morphosyntaxique et ce à l’accompli, l’inaccompli et à l’impératif. Pour rendre compte d’une telle difficulté, nous présentons le contexte suivant, élaboré par l’enquêteur lors de la pré-enquête. (L’informateur étant un homme âgé de plus de 60 ans) : !" ا %ي ش Littéralement : Maintenant monsieur, nous allons faire de la conjugaison 3 & ا Littéralement : Ah ! '( -+ ا ,+ وا *رع و ا Littéralement : À l’accompli, l’inaccompli et l’impératif 6 '"54 3 210 /+ء Littéralement : Non je ne comprends rien. La première réaction de l’informateur à l’annonce d’une série de questions portant sur la conjugaison témoigne de l’importance du contexte linguistique : l’utilisation de jargon métalinguistique face à cet informateur illettré n’a fait que le rebuter et peut même bloquer la suite du questionnaire. Face à cette situation, l’enquêteur change d’angle d’attaque en envisageant un scénario où l’informateur se trouve impliqué dans un rôle bien déterminé. Il demande à celui-ci de jouer le rôle d’un père qui a frappé son fils et à partir de là, il génère la suite du paradigme en changeant à chaque fois la personne ou le temps : 7" 6 ورا%; 54: ا 9 ل ا" , 7 وي ا Littéralement : Non, vous comprenez je le jure sur votre tête, allons-y, vous dites j’ai frappé mon fils, tu… 7 , Littéralement : frappes ه Littéralement : lui (il) , Littéralement : frappe Et ainsi de suite… 1.3. Le questionnaire lexical Si la phonétique et la morphosyntaxe sont conditionnées par le caractère fermé de leur système, il n’en est pas de même pour le lexique qui se définit par son caractère ouvert, ce qui ne facilite pas la tâche de l’enquêteur. En effet, celui-ci est amené à varier les contextes afin de rendre compte de toute la richesse du lexique. Se contenter d’une seule requête risque de donner lieu à une saisie parcellaire de la variété de la dénomination lexicale. 4 Soit le contexte suivant : أ ي آ . آ و أ ؟ Littéralement : J’ai beaucoup de problèmes, j’ai passé la nuit entière… ي Littéralement : Vous réfléchissez ه؟ Littéralement : Ce qui veut signifie ? راك دا و Littéralement : Vous êtes sonné, vous réfléchissez % و ا Littéralement : Ou bien ? & '-ن + *ب ( & ' & ا Littéralement : Il multiplie son un cinquième par son un sixième À partir d’un scénario où sont définis un objet (avoir des problèmes), un rôle (présenté par le pronom personnel « je ») et un circonstant (passer toute une nuit), l’enquêteur réussit à recueillir une première réponseي [ tfakri], vous réfléchissez, puis à partir des tournures métalinguistiques ه [maʕnaha], ce qui signifie, et %[ واwa illa], ou bien, il amène l’informateur à donner d’autres synonymes libres : [ داdayχa] vous êtes sonné, [tχamammi] vous réfléchissez, ou figé : '-ن [ + *ب ( & ' & ا&flɛn mʃα yadrab χmassu fi sdassu] Il multiplie son un cinquième par son un sixième. Dans d’autres cas, la dénomination peut être source de confusion ou de variation pour des raisons socio-environnementales. La précision de la réponse recherchée dépend de l’univocité du contexte : l’exemple type est celui des noms de poisson qui ne relèvent pas de la compétence de l’ensemble des locuteurs (les habitants de la côte et ceux de l’intérieur du pays). D’où l’efficacité des supports iconographiques. 2. CONTEXTE ET VARIATION DÉNOMINATIVE Le degré de complexité dans la relation signe-référent est un paramètre important qui doit être uploads/Geographie/ ben-hariz.pdf
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- Publié le Oct 31, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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