I La première fois que je l’ai vue, je sortais de la prison de l’école, ma couv

I La première fois que je l’ai vue, je sortais de la prison de l’école, ma couverture enroulée sous l’aisselle et mon oreiller sous l’autre bras. — A bientôt, morpion, me lança un caporal ventripotent en faisant tournoyer son ceinturon à la manière d’une fronde Je ne fis attention ni à sa voix d’ogre ni à son sourire aux dents pourries par les beuveries et les cigarettes sans filtre. La dame qui attendait dans la cour venait de me happer telle une crue. Elle était belle comme un rêve impossible, presque irréelle dans son tailleur blanc, les mains croisées sur la poitrine et le regard insaisissable. Je ne me souviens pas d’avoir vu créature plus fascinante avant. Elle devait avoir dans la trentaine mais en paraissait beaucoup moins, avec ses traits juvéniles et sa silhouette frêle, et ce regard lointain qui semblait puiser son éclat au fin fond de l’horizon. Pendant deux minutes, je ne savais plus quelle porte prendre pour aller à l’air libre. Je restai cloué au milieu du poste de police, les yeux hagards et la bouche béante, incapable de comprendre ce qu’il m’arrivait. Les deux soldats qui se tiraient les vers du nez dans le couloir étaient sous le charme, eux aussi. Ils observaient la dame de derrière la baie vitrée sans se rendre compte de l’inconvenance de leurs gestes. — Tu veux que je t’appelle un taxi ? grogna encore le caporal — Hein ? — T’as purgé ta peine, morpion. Maintenant tu disparais de ma vue. Brusquement, j’eus honte de ma boule à zéro qui conférait à ma tronche un relief cabossé, de mes bottes sans lacets qui trahissaient mon statut de garçon peu recommandable et mon treillis fripé qui sentait la sueur froide et le trou à rat. Je n’allais tout de même pas passer devant la dame dans une tenue aussi débraillée et avec une figure violacée, bouffie de sommeil tourmenté. — Fous le camp, aboya le caporal en se trémoussant sur son tabouret. — Je peux sortir par derrière ? — Non. — S’il te plaît. — Ca me plaît pas. Tu vas sortir par la porte principale, comme tout le monde. T’as peur que Ton te voie ? t’avais qu’à bien te tenir. — S’il te plaît, chef. Il secoua énergiquement son double menton qu’il avait blanchâtre comme le ventre d’un batracien : — Te fatigue pas. J’ai pas plus de cœur qu’une tronçonneuse. Il jeta un regard sur le cadran de sa montre et tordit ses grosses lèvres de crapaud-buffle sur le côté : — Il est midi cinq ; tu dois réintégrer ta compagnie, et au pas de gymnastique, si tu tiens à ta jolie petite gueule. Le rassemblement est pour bientôt. — Il y a une porte de sortie par derrière, le suppliai-je. — C’est interdit au personnel non concerné par la permanence’. Assez discuté comme ça. Ne m’oblige pas à te botter le cul jusqu’à ce que ta merde te sorte par les narines, d’accord ? Tu vas me faire le plaisir de sortir par là, devant moi, pour que je t’aie à l’œil jusqu’à ce que tu disparaisses totalement de mon secteur. Je compris qu’il n’y avait rien à glaner de ce côté, enserrai ma couverture sous mon aisselle comme si j’étais en train d’étouffer le caporal et, dépité, je dodelinai de la tête. — On se retrouvera, promis-je, les dents serrées. — Faut pas reporter à demain c’que l’on peut faire aujourd’hui, p’tit couillon. Mais si tu trouves qu’ici, c’est pas indiqué pour te donner en spectacle, t’as qu’à fixer l’heure et l’endroit qui te conviennent, et je serai au rendez-vous. Pour l’instant, tu dégages avant que je t’arrache la peau des fesses avec mon ceinturon. Les deux soldats dans le couloir battirent soudain en retraite et s’éclipsèrent par une porte dérobée. Intrigué, le caporal se redressa si promptement que sa grosse bedaine se déversa entièrement sur ses genoux, semblable un bloc de gélatine : une Peugeot 403 noire venait d’envahir la cour dans un crissement de cailloutis. — Bordel ! paniqua le caporal. C’est le capitaine. Retourne dans ta cellule jusqu’à ce que je vienne te chercher. Sur ce, il se passa aussitôt en revue, rajustant par-ci un pan de sa vareuse, par- là un pli sur son pantalon. Le capitaine s’extirpa de sa voiture tel un ours de son antre, colossal, le front proéminent et le regard vorace. Il claqua si fort la portière que mon cœur faillit me crever la poitrine. La dame l’accueillit avec un sourire qui, dans la muflerie ambiante, avait quelque chose d’insolite. Le caporal me bouscula dans la cellule et se dépêcha de rejoindre son poste, une table rudimentaire dans un coin de la pièce. Tout de suite, il ouvrit un registre et plongea dedans, décidé à ne relever la tête qu’après le départ de l’officier. Lorsqu’il revint me chercher, la Peugeot 403 avait disparu, emportant avec elle la féerie de tout La Rose de Blida à l’heure. Jamais la cour désertée ne m’a paru si grotesque qu’en cette fin de matinée quand, la dame volatilisée, ni l’arbre veillant sur la fontaine ni la treille se substituant au grillage ne parvinrent à recouvrer un soupçon d’élégance. — Pouvez-vous nous répéter ce que j’étais en train de dire, monsieur Moulessehoul ? La voix de monsieur Jouini dût mettre un certain temps avant de m’atteindre tant j’étais absorbé par mes pensées, mais c’était surtout le silence, qui venait de me mettre en joue, qui m’éveilla à moi-même. Monsieur Jouini roulait des yeux chauffés à blanc par- dessus l’estrade. Le tableau, derrière lui, se voulait horizon, sauf que je ne disposais plus d’aucun moyen pour m’évader. Tous mes camarades de classe me considéraient avec intensité, les uns désapprobateurs, les autres amusés par ma perplexité. — De quoi étais-je en train de parler, monsieur Moulessehoul ? — Des oiseaux, me souffla traîtreusement Belkhedir dans mon dos. — Des oiseaux, monsieur. Une explosion de rire ébranla la classe. Monsieur Jouini laissa ses élèves se désopiler la rate, probablement pour me faire prendre conscience du ridicule dont je me couvrais. Ensuite, descendant de l’estrade, il s’approcha de moi. — Des oiseaux, ricana-t-il. Pourquoi pas des bourricots, puisqu’on y est ? Sa main se posa délicatement sur ma nuque puis, sans crier gare, ses doigts se refermèrent avec une violence telle que je sentis mes vertèbres cervicales s’émietter. — Monsieur Moulessehoul, que vous rêviez d’automne ou de printemps en pleine hibernation, c’est votre affaire. Mais que vous ne me prêtiez pas toute votre attention pendant que je me tue à vous dispenser un merveilleux cours sur un génie nommé Pythagore, ça, c’est catégoriquement inexcusable. Surtout de la part d’un cancre qui a pas mal de points à rattraper. — J’sais pas où j’avais la tête, monsieur. — Faudrait d’abord en avoir une. Ses doigts relâchèrent mon cou, escaladèrent ma mâchoire et s’emparèrent de mon oreille. — Le problème est que j’ai horreur de me répéter, me signala-t-il d’une voix gutturale qui trahissait la colère en train de le sortir progressivement de ses gonds. Aussi, vous allez me faire le plaisir de prendre vos cliques et vos claques et d’aller bâiller aux corneilles ailleurs. Ici, on s’instruit, monsieur Moulessehoul, on ne se mouche pas dans les étoiles en plein jour. Me tenant l’oreille entre le pouce et l’index, avec la même répugnance que s’il tenait un rat mort par la queue, il me fit traverser la classe et me jeta dehors en refermant sèchement la porte derrière moi. La cour scolaire était déserte. Seuls deux soldats flanqués d’une brouette geignarde s’adonnaient à La Rose de Blida une corvée de secteur. Un coup d’œil du côté de la direction de l’école m’avertit que le surveillant général risquait de me tomber dessus à tout moment. Le lieutenant Ouared ne rigolait pas avec les élèves que les professeurs chassaient du cours. Des fois, il leur tapait dessus avec la pointe d’un compas, quand il ne leur rentrait pas carrément dedans. Pourtant, je ne me dépêchai pas de me mettre à l’abri ; j’étais fatigué. J’avais beau prendre l’ensemble de mes précautions, je finissais immanquablement par gaffer et me mettre tout le monde sur le dos. Ne venais-je pas de purger une peine de huit jours d’arrêts justement parce que j’avais essayé de faire tourner en bourrique un sergent bouché à l’émeri ? En réalité, je me sentais mal dans ma peau depuis que j’avais entrevu cette dame au sortir de la prison scolaire. Impossible de l’oublier une seconde. Son visage de houri, qu’un regard triste embaumait de noblesse, me poursuivait matin et soir. Combien de fois m’étais-je réveillé en sursaut au beau milieu de la nuit pour le chercher dans l’obscurité ? Combien de fois l’avais-je rêvée au détour d’un cours, obligeant mes professeurs à m’esquinter l’oreille avant de me livrer pieds et mains liés à la furie du surveillant général ? — Tu ne dois pas rester là, me dit le vaguemestre en sortant de la classe uploads/Geographie/ la-rose-de-blida-by-yasmina-khadra.pdf

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