La Terre damnée : conflits botaniques et interventions artistiques Shela Sheikh

La Terre damnée : conflits botaniques et interventions artistiques Shela Sheikh et Ros Gray p. 03 Histoire agricole et industrielle d’Aubervilliers et de la plaine des Vertus Jean-Michel Roy p. 07 Bananes, esclavage et capitalisme racial Françoise Vergès p. 09 Dans la société africaine traditionnelle, celui qui travaille, c’est celui qui travaille la terre Ibrahima Wane p. 12 Uriel Orlow, Soil Affinities (vitrail Notre-Dame-des-Vertus), 2018 © Adagp, Paris, 2018 CAHIER C 2018 / 2019 L ’histoire d’Aubervilliers se développe au rythme des transformations économiques et urbaines qui ont accompagné le XIXe et le XXe siècle, ville maraîchère, puis industrielle, pour devenir peu à peu le siège social des entreprises désireuses de s’inscrire dans le périmètre parisien. Depuis plusieurs décennies, la ville d’Aubervilliers accueille les populations qui se voient reléguées à la marge des grands récits identitaires et des insatiables conquêtes provoquées par le capitalisme. Dans ce lieu de la périphérie parisienne, réceptacle des trajectoires trop ignorées par les politiques sociales, étrangères et urbaines attachées au pouvoir plus qu’à l’humanisme, chacun tente de reconstruire et de donner corps à ces fragments de soi nourris des histoires et des multiples cultures étrangères qui les traversent. Aubervilliers accueille ainsi plusieurs populations immigrées, d’abord celles issues des pays d’Europe puis, avec l’indépen- dance des colonies, celles d’Afrique du Nord et de l’Ouest et, aujourd’hui, une multitude de nationalités venues du monde entier, fuyant leur pays d’origine ou s’implantant pour des raisons économiques. Conséquence de cette histoire, Aubervilliers se caractérise aussi par les interstices qui s’y creusent comme des espaces de respiration, de création, où l’inattendu peut advenir pour laisser la place à l’infime, à l’intime, à l’indésirable. C’est dans ces zones que le récit de chacun peut se (re)construire, que les mélanges des cultures trouvent un terrain fertile : cultures des femmes et des hommes, cultures des terres, cultures des histoires qui y circulent. C’est en s’intéressant à toutes ces couches d’histoires présentes à Aubervilliers comme lieu de la périphérie urbaine et mondiale et réceptacle de l’histoire coloniale et postcoloniale qu’Uriel Orlow, en résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers d’avril 2017 à décembre 2018, y a déployé une recherche poursuivant son explo- ration des croisements entre histoire coloniale et histoire des espèces végétales en relation avec des territoires spécifiques. Ainsi, Soil Affinities remonte le fil du passé maraîcher d’Aubervil- liers avant que celui-ci ne cède le terrain à la révolution industrielle et que les pays européens ne développent une agriculture coloniale en Afrique, dont les traces sont aujourd’hui encore présentes. Après une année de recherches à Aubervilliers et en Afrique de l’Ouest (Mali et Sénégal), Uriel Orlow propose une restitution de sa résidence sous la forme d’une exposition aux Laboratoires d’Aubervilliers. Affinités des sols · Soil Affinities est guidé par une série de questions interconnectées : Que reste-t-il aujourd’hui du passé maraîcher de la ville, hormis le nom des rues ? Comment les plantes dessinent-elles une cartographie historique et contemporaine des relations postcoloniales ? Lorsque les maraîchers ont dû quitter le quartier du Marais, à Paris, pour laisser la place aux bourgeois et s’installer dans la fertile plaine des Vertus dont fait partie Aubervilliers, ils y ont transporté leur terre afin de mettre en place une technique de culture qui, jusqu’en 1900, a permis de fournir plus de 90 % des légumes vendus aux Halles, à Paris. Ces maraîchers peuvent ainsi être considérés comme des précurseurs à la fois de l’agriculture intensive et de la permaculture. C’est aussi grâce à ce type de culture que des variétés de légumes se sont enracinées sur ce territoire : les célèbres choux de Milan sont ainsi devenus une denrée de base à Aubervilliers, ainsi que la variété d’oignon jaune paille des Vertus cultivée, depuis, en Afrique de l’Ouest. En 1899, à la suite de la tristement célèbre conférence de Berlin au terme de laquelle les puissances européennes se partageaient l’Afrique – époque où l’agriculture suburbaine Uriel Orlow, Affinités dés éssoés · Ssno Affinindés 2 Uriel Orlow, Soil Affinities (herbier de Paul Jovet), 2018 © Adagp, Paris, 2018 Le Journal des Laboratoires d’Aubervilliers 2018 / 2019 d’Aubervilliers faisait place aux nouvelles industries et à leurs usines –, le département colonial français créa le jardin d’essai colonial, situé à l’extrémité orientale du bois de Vincennes, à Paris. L ’endroit devint une plaque tournante pour les plantes et les semences venues du Nouveau Monde. Dans des caisses de transport spécialement conçues – les caisses de Ward –, des plantes étaient expédiées des Amériques à Paris et, de là, aux nouveaux jardins d’essai à Dakar, à Saint-Louis et ailleurs en Afrique de l’Ouest. Au fil du temps, ces mêmes jardins commencèrent également à tester et à cultiver des produits de base européens – tels que les tomates, poivrons, haricots verts, oignons, choux, etc. – pour la population croissante des colons français. La culture à grande échelle de légumes de base en Afrique de l’Ouest – contrairement à l’économie coloniale générée par la culture des plantes comme le cacao, le café, l’arachide, etc. – a pris son essor, après l’indépendance française en 1960, avec plusieurs entreprises françaises et européennes au Sénégal, produisant presque exclusivement pour Rungis, l’un des plus grands marchés de gros en Europe, situé en banlieue parisienne. Que reste-t-il du patrimoine agricole à Aubervilliers ? Si vous regardez de près – sur les traces de Paul Jovet, un botaniste du XXe siècle, enseignant à Aubervilliers dans les années 1920 et qui, lors de ses pauses déjeuner, herborisait des plantes de la ville, contrairement à ses collègues du Muséum d’histoire naturelle à Paris, beaucoup plus enthousiastes, alors, devant la découverte de nouvelles espèces exotiques venant de l’étranger –, en vous promenant dans les rues, vous trouverez de nombreux descen- dants des variétés maraîchères qui poussent encore dans les friches et les trottoirs de la ville. Dans la continuité des recherches portées par Uriel Orlow, l’exposition Affinités des sols · Soil Affinities 1 retraçait ces lignes et réseaux de connexions terrestres entre plantes et humains, via différentes géographies et temporalités, à travers la vidéo, la photographie et divers documents rassemblés en France, au Sénégal et au Mali au cours de l’année 2018. Conçue comme présentant ces matériaux dans leur état de germination, de manière horizontale, non linéaire, permettant de s’exprimer et de se croiser mutuellement, elle invitait à une réflexion sur les agencements structurels et les processus subjectifs produits par les déplace- ments des plantes dans les contextes coloniaux, postcoloniaux et postindustriels. Par le prisme de la pensée économique des plantes, l’internationalisation des cultures engendre des divisions sociales et écono- miques des sols et du travail qui nécessitent d’être repensées. Pour nous accompagner dans cette réflexion, nous publions, dans ce cahier, certaines retranscriptions des interventions qui ont eu lieu le 12 mai 2018 à la ferme Mazier, dernière ferme maraîchère encore visible à Aubervilliers, et le 19 mai aux Laboratoires. Sous les intitulés « Les plantes nous parlent d’Aubervilliers » et « Micropolitique des plantes », ces deux temps de rencontre exploraient respectivement les liens que ce passé maraîcher entretient avec l’histoire locale et internationale contemporaine, comme point de départ d’une réflexion sur le paysage agricole, dans un contexte où la décolonisation est encore loin d’être achevée et où la circulation des espèces consommées cultivées à grande échelle reflète plus que jamais une réelle exploi- tation des sols, au détriment des cultures locales. Ainsi, c’est à travers l’histoire de la banane que Françoise Vergès trace les liens entre histoire de l’esclavage colonial, colonisation post-esclavagiste et appropriation des savoirs, notamment celui des femmes, jusqu’aux consi- dérables enjeux économiques actuels d’un fruit devenu produit et marchandise globale, imposant des modèles de monoculture dans les pays (ex-) colonisés. Ros Gray et Shela Sheikh identifient agriculture et impérialisme comme une politique de vol des nutriments et des ressources du sol des pays, objets de conquête par les Occidentaux. Elles s’appuient sur l’expression littérale de « la terre damnée » (wretched earth) – en écho à Fanon et aux « Damnés de la terre » – comme lieu de contamination, de destruction et d’appauvrissement des sols, pour mieux réfléchir aux multiples cohabitations humaines et non humaines qui constituent le sol et, plus largement, nos biens communs au-delà du seul rapport à l’humain. En écho aux mots de Vandana Shiva, elles plaident pour une transition vers des démocraties équitables soutenues par des modes de production dans lesquels les humains sont des « coproducteurs avec la nature ». Pour Ibrahima Wane, ceux qui travaillent la terre au Sénégal ne sont plus paysans ou propriétaires mais ouvriers agricoles, les fermes agricoles pour lesquelles ils travaillent transformant la culture des sols en une usine qui appartient aux autres. Un changement qui se retrouve inscrit dans l’imaginaire lié à la terre, façonnant jusqu’aux chants populaires qui évoquent ces nouvelles cultures. En s’intéressant particulièrement à ces chants, Ibrahima Wane met en avant les récits rattachés à ces transformations comme véhicule par lequel se transmet encore une histoire collective qui invite chacun à se rassembler autour d’une identité commune. Jean-Michel Roy, pour sa part, revient sur uploads/Geographie/ c-jdl-20181120-v4-def-bd.pdf

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