Présentation de l’éditeur : Phénicien, araméen, hébreu, grec, latin, étrusque,
Présentation de l’éditeur : Phénicien, araméen, hébreu, grec, latin, étrusque, berbère, arabe, turc, espagnol, italien, français : ces langues du pourtour méditerranéen nous parlent de l’histoire de ce continent liquide. Elles sont d’abord la trace des empires et puissances qui se sont succédé en Méditerranée, mais aussi celle du commerce des hommes, des idées et des denrées, qui ont constitué cet espace en un ensemble homogène. Ce livre se fondant sur une approche sociolinguis- tique et géopolitique, prend donc les langues, « lin- guae nostrae », comme le fil rouge de cette histoire. Car les langues et les mots ont une mémoire. Ils sont le témoin des interactions, des conquêtes, des expéditions, des circulations. Que ce soit dans les emprunts, la sémantique, les alphabets, ou la toponymie, les traces des échanges au sein de cette mare nostrum sont nombreuses. Du voyage d’Ulysse aux migrations d’aujourd’hui, en passant par les croisades et les échelles du Levant, ces langues ont façonné et habité la Méditerranée, au rythme des événements historiques qui l’ont marquée, et qui en font le laboratoire de l’humanité depuis plus de 3 000 ans. Louis-Jean Calvet, linguiste, est l’auteur de nombreux ouvrages dont entre autres, Linguistique et colonialisme (Payot, 1974), La guerre des langues (Payot 1987), Roland Barthes (Flammarion, 1990), La sociolinguistique (Que sais-je-?, 1993), Pour une écologie des langues du monde (Plon, 1999), Il était une fois 7 000 langues (Fayard, 2011). La Méditerranée Mer de nos langues Louis- Jean Calvet La Méditerranée Mer de nos langues CNRS ÉDITIONS 15, rue Malebranche - 75005 Paris Ouvrage publié sous la direction éditoriale de Laurent Theis © CNRS Éditions, Paris, 2016 ISBN : 978-2-271-09078-2 À mon ami, mon frère, Georges Moustaki Introduction N’étant ni un État ni une nation, n’ayant pas d’existence juridique ou idéologique, la Méditerranée n’a pas eu besoin d’un Michelet ou d’un Lavisse pour lui écrire ce qui s’apparenterait à un roman national. Pas d’hymne, pas de drapeau, pas de devise, mais des peuples issus de trois continents qui y viennent se frôler, se frotter, se toiser, souvent se combattre et plus souvent encore se mêler. Elle n’a juridiquement ni citoyens ni habitants. L’adjectif méditerranéen ne définit pas une nationalité mais ce que j’appellerais une « culture tendancielle », un ensemble de traits qui convergent et parfois divergent. Il n’y a pas de passeport méditerranéen mais des odeurs, des couleurs, des goûts. Pas d’ADN commun mais une confrontation et un partage permanents. Les Indo- Européens sont venus du nord, les Turcs de l’est, les Arabes du sud. Christophe Picard parle à ce propos de « relations constantes entre monde byzantin, latin et musulman » ou d’une Méditerranée « à trois voix, latine, grecque et arabe 1 ». Des peuples et leurs langues ont convergé, comme des troupeaux venant s’abreuver, vers les rives de cette mer dont nous verrons qu’elle sera baptisée de différentes façons avant de trouver son nom définitif. Ces peuples venus du nord ou de l’est ne connaissaient ni l’olivier ni la vigne, et donc ni l’huile ni le vin, mais utilisaient la graisse animale et faisaient fermenter des graines pour brasser leur cervoise. Leurs gastronomies en témoignent, ainsi que leurs langues qui dif- fèrent mais se sont souvent mêlées, comme leurs cultures. L’huile 1. C. Picard, La mer des califes, Paris, Seuil, 2015, p. 12‑13. 9 et l’olive ont dans toutes ces langues ou presque une même racine, puisqu’en Méditerranée l’huile ne peut être que d’olive. Les mezze sont aussi bien grecs que turcs, libanais qu’égyptiens et s’accom- pagnent d’arak libanais, de raki turc, d’ouzo grec, en bref d’anisette 2. Et le couscous (mot d’origine berbère) comme la merguez (mot arabe) ont traversé la mer et se trouvent sur toutes les tables françaises. Il y a du Grec dans le Marseillais, de l’Arabe dans le Barcelonais, du Français dans l’Alexandrin, du Sicilien dans le Tunisois, et du Turc un peu partout. Constantinople était plus « orientale » que méditer- ranéenne, mais l’Empire ottoman, dont elle était le centre, a façonné durablement cette mer bordée par trois continents, et qui en constitue un autre, virtuel, un continent liquide. On a parlé, en latin, de mare nostrum, « notre mer », pour désigner ce continent liquide, et je parlerai volontiers de linguae nostrae, « nos langues », pour définir le sujet de ce livre : l’histoire linguistique de la Méditerranée. Les langues que l’on parle aujourd’hui ne sont pas les mêmes que celles parlées il y a trois mille ans. Comment est- on passé de l’une à l’autre de ces situations ? À quel prix ? Avec quelles disparitions, quelles fusions, quelles naissances ? Il y a aujourd’hui quatre systèmes graphiques sur ces rives, les alphabets arabe, grec, hébreu et latin ; il n’y en avait aucun il y a six mille ans ; il y en a eu des dizaines entre ces deux dates. Comment cette émergence s’est- elle produite ? Puis comment cette décantation s’est- elle opérée ? Roland Barthes écrivait, en ouverture de son Système de la mode : « Une méthode s’engage dès les premiers mots ; or ce livre est un livre de méthode ; il est donc condamné à se présenter tout seul 3 ». Contrairement au sien, ce livre qui se propose de présenter l’histoire linguistique de la Méditerranée n’est pas un livre de méthode mais l’illustration d’une méthode, d’un point de vue sur les langues dans la vie sociale, et l’on sait que bien souvent le point de vue crée l’objet décrit, le transforme. Je voudrais donc dès le début poser quelques notions, quelques concepts. Ce livre se demandera comment rendre 2. Même si chaque buveur trouve la sienne meilleure que celle du pays voisin. 3. R. Barthes, Système de la mode, Paris, Seuil, 1967, p. 7. La Méditerranée. Mer de nos langues 10 compte de tout ce qui, en amont d’une situation linguistique présente, la prépare, la façonne et l’explique. Cette mer fermée a été historique- ment peu sensible aux influences venues de l’extérieur. Ni le détroit de Gibraltar ni le Bosphore n’ont été des voies d’accès déterminantes et les cultures riveraines de la mer Adriatique, à l’exception notable de Venise, n’ont guère joué de rôle dans son histoire. De ce point de vue, donc, nous sommes face à un bassin bordé de peuples, de cultures, de langues qui vont se confronter en vase clos. Et il est ten- tant de considérer la Méditerranée comme une niche écolinguistique. Cette expression, niche écolinguistique, demande quelques préci- sions, pour éviter de tomber dans la simple métaphore. Charles Darwin a eu beaucoup de mal à imposer une idée finalement assez simple : nous ne vivons pas dans une nature immuable depuis sa création mais dans un monde en constant changement, ce changement affectant jusqu’aux espèces qui le peuplent. Cette mutabilité est une évidence pour le lin- guiste qui sait que les langues sont en perpétuelle évolution. Elle est également facilement perceptible à quiconque s’intéresse de près ou de loin aux langues : dans l’espace d’une vie, un locuteur peut constater que sa langue change, que de nouvelles formes, de nouvelles expres- sions apparaissent, en remplaçant d’autres ou coexistant avec elles. Depuis Darwin, l’écologie s’est lentement constituée en science, une science dans laquelle on distingue entre un système planétaire, la biosphère, elle- même formée d’écosystèmes qui a leur tour se laissent analyser en biotopes (en grec « lieu de vie »), milieux caractérisés par leur climat, leur pédologie, leur hydrographie, etc., c’est- à- dire un espace dans lequel coexistent des espèces, les biocénoses (ensembles d’espèces animales et végétales), chacune de ces espèces occupant une niche, que nous pourrions définir comme leur « habitat », habitat qu’elles peuvent partager avec d’autres espèces avec lesquelles elles se trouvent en compétition. Et des changements dans le biotope peuvent entraîner des changements dans la biocénose. Salikoko Mufwene a souligné que la tradition consistant à consi- dérer les langues comme des organismes (qui naissent, vivent et meurent) avait empêché la linguistique historique de voir les vraies causes du changement, non pas seulement internes mais aussi dues aux contacts, à la compétition et à la sélection, et qu’il était plus Introduction 11 efficace de penser une langue comme une espèce 4. Pascal Picq est allé dans le même sens : « En chaque circonstance ces langues se construisent depuis d’autres langues, avec leur grammaire, par symbiose et évolution. Les langues naissent d’autres langues comme les espèces procèdent d’autres espèces, avec des variations, des abandons, des inventions, des bricolages 5 ». Comme eux, je considérerai les langues comme des espèces qui « habitent » (l’écologie est étymologiquement la science de l’habitat) un espace de taille variable (d’une île minuscule à l’ensemble de la planète) dans lequel elles entretiennent entre elles des relations et des conflits. De la même façon qu’une niche écologique est constituée par un biotope et des espèces, une niche écolinguistique est constituée par une communauté sociale et des langues. Et, de la même façon qu’une espèce est constituée par une population dont les membres peuvent uploads/Geographie/ calvet-jean-louis-la-mediterranee-mer-de-nos-langues-litterature-et-linguistique-2016.pdf
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- Publié le Jui 10, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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