WILLIAM EASTERLY Les pays pauvres sont-ils condamnés à le rester ? Traduit de l
WILLIAM EASTERLY Les pays pauvres sont-ils condamnés à le rester ? Traduit de l’américain par Aymeric Piquet-Gauthier © Groupe Eyrolles, 2006 ISBN : 2-7081-3150-8 © Groupe Eyrolles 4 Instruit, mais pour quoi ? Afin d’être sûr d’atteindre la cible, commencez par tirer puis donnez à ce que vous aurez atteint le nom de cible. ASLEIGH BRILLIANT Ayant consacré vingt-deux des vingt-huit premières années de ma vie à acquérir une formation, j’ai un préjugé favorable envers l’éducation. Il en va de même pour de nombreux experts bardés de diplômes. En 1996, la commission internationale de l’Unesco sur l’éducation pour le 21e siècle publia le rapport L’Éducation : Un trésor est caché dedans. Elle était dirigée par Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne. En introduction de son rapport final, celui- ci écrit que l’instruction n’est pas élevée par la commission au rang de « remède miracle » mais que ses membres la considèrent plutôt comme « l’un des principaux moyens disponibles pour promouvoir un déve- loppement humain complet et harmonieux et réduire ainsi la misère, l’exclusion, l’ignorance, l’oppression et la guerre ». Cette commission était constituée d’un mélange d’éminents hommes et femmes d’État sans emploi, dont Michael Manley, ancien premier ministre jamaïquain, visiblement pas discrédité en tant © Groupe Eyrolles 94 Ces panacées qui ont failli qu’expert du développement malgré l’économie en ruines qu’il avait laissée à son pays. Delors, dans l’introduction du rapport Un trésor est caché dedans, citait la fable de La Fontaine : Gardez-vous, leur dit-il [le laboureur], de vendre l’héritage Que nous ont laissé nos parents : Un trésor est caché dedans. Il faisait ensuite place à sa propre inspiration pour ajouter cette variante : … Mais le père fut sage De leur montrer, avant sa mort, Que l’éducation est un trésor. D’autres que lui ont fait écho à l’opinion selon laquelle l’instruc- tion est « l’un des principaux moyens » d’atteindre « le développement humain ». Du 5 au 9 mars 1990, l’Unesco, l’Unicef, la Banque mon- diale et le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) avaient ainsi réuni la Conférence mondiale sur l’éducation pour tous à Jomtien, près de Bangkok en Thaïlande. Cette conférence prit bonne note de ce que l’instruction assure « un monde plus sûr, en meilleure santé, plus prospère et respectueux de l’environnement tout en contribuant simultanément au progrès social, économique et cultu- rel, à la tolérance et à la coopération internationale »1. Que tout enfant de la planète puisse accéder à l’enseignement primaire à l’horizon 2000 était l’objectif retenu par les congressistes. (Ils ne l’ont apparemment pas atteint, se révélant aussi inefficaces que pleins de bonnes intentions.) Federico Mayor, le secrétaire général de l’Unesco, s’accordait avec cette vue, quoique dans un langage nettement moins poétique : « Le niveau d’instruction de l’ensemble de la population d’un pays… déter- mine la capacité de ce pays à prendre part au développement du monde… à bénéficier des avancées de la connaissance et à les faire pro- gresser lui-même en contribuant ainsi à l’instruction des autres. Cette vérité coule de source et n’est plus controversée. »2 Instruit, mais pour quoi ? 95 © Groupe Eyrolles D’autres déclarations de cette vérité qui coule de source ne vont pas si loin mais insistent quand même sur l’instruction comme l’un des secrets du succès sur la route de la croissance. La Banque interaméri- caine de développement soulignait ainsi qu’« il existe un consensus autour du fait que l’investissement en capital humain, l’instruction, promeut la croissance ». Le Rapport sur le développement du monde de 1997 de la Banque mondiale note que « nombreux sont ceux qui attri- buent une bonne part du succès des pays d’Asie à leur inébranlable attachement au financement public de l’éducation de base, considérée comme la pierre d’angle du développement »3. Un économiste de la Banque mondiale résume ainsi cette croyance largement partagée : « L’instruction et la formation, bien qu’elles soient souvent négligées, contribuent de manière directe à la croissance économique à travers leurs effets sur la productivité, les profits, la mobilité du travail, l’apprentissage du sens des affaires et l’innovation technologique. »4 À la lumière de ces professions de foi, vous risquez d’être surpris, comme je l’ai été, de découvrir les effets modestes sur la croissance de la spectaculaire expansion de l’instruction des quatre dernières décen- nies. Cette incapacité à transformer l’instruction soutenue par les gouvernements en croissance n’est pas sans lien avec notre fil conduc- teur (les gens réagissent aux incitations). Si les incitations à investir dans l’avenir n’existent pas, faire un effort sur l’instruction ne vaut pas grand-chose. Que le gouvernement vous force à aller à l’école ne modi- fie pas vos incitations à investir en vue de l’avenir. Former des personnes très compétentes dans des pays où la seule activité rentable consiste à faire pression sur le gouvernement pour obtenir des passe- droits n’est pas très fécond. Acquérir les compétences correspondant à des technologies qui ne sont pas disponibles ne promeut certainement pas la croissance économique. L’EXPLOSION DE L’INSTRUCTION En écho aux hymnes célébrant l’instruction, les années 1960 à 1990 ont vu une véritable explosion des taux de scolarisation. En 1990, notamment sous l’impulsion de la Banque mondiale et d’autres dona- teurs, le taux d’accès à l’école primaire de la moitié des pays du monde © Groupe Eyrolles 96 Ces panacées qui ont failli s’élevait à cent pour cent alors que seulement vingt-huit pour cent des pays étaient dans ce cas en 1960. La médiane du taux de scolarisation primaire est passée de quatre-vingts pour cent en 1960 à quatre-vingt- dix-neuf pour cent en 1990. On trouve derrière ces chiffres de vérita- bles miracles, comme le Népal dont le taux d’accès à l’éducation élémentaire est passé de dix pour cent en 1960 à quatre-vingts pour cent en 1990. En 1960, la situation de l’école secondaire dans certains pays était catastrophique. C’était le cas du Niger où seulement un enfant sur deux cents y avait accès. Mais depuis 1960, le taux médian d’accès à l’enseignement secondaire a plus que quadruplé dans le monde, pas- sant de treize pour cent des enfants en âge d’y assister en 1960 à quarante-cinq pour cent en 1990. Il en va de même de l’enseignement universitaire puisque vingt- neuf pays n’avaient aucun établissement d’enseignement supérieur en 1960 et que seuls trois pays étaient encore dans ce cas en 1990 : les Comores, la Gambie et la Guinée-Bissau. De 1960 à 1990, le taux médian d’accès à l’enseignement supérieur de l’ensemble de la planète a été multiplié par plus de sept, passant d’un à sept et demi pour cent. OÙ EST PASSÉE L’INSTRUCTION ? Quelle a été l’influence de cette explosion de l’instruction sur la crois- sance économique ? Hélas, faible voire inexistante, ce que n’ont pas manqué de souligner de nombreuses études. L’absence de croissance en Afrique malgré ce boom a ainsi conduit l’une d’entre elles à se demander : « Où est passée l’instruction ? »5 Cette étude fondée sur des séries de données sur la croissance du capital humain n’a pu mettre en évidence une association positive entre la croissance de l’éducation et celle de la production par habitant. (Tout en conservant son carac- tère statistiquement significatif, cette relation est même parfois négative.)6 La figure 4.1 compare l’Asie de l’Est et l’Afrique à partir des chiffres utilisés par cette étude. Instruit, mais pour quoi ? 97 © Groupe Eyrolles Figure 4.1 Où l’instruction est-elle passée ?7 Sur la période 1960-1987, des pays africains comme l’Angola, le Mozambique, le Ghana, la Zambie, Madagascar, le Soudan ou le Séné- gal se démarquent en étant à la fois des désastres sur le plan de la croissance et des réussites pour l’essor du capital humain. Des pays, tels le Japon, ont connu une explosion de la croissance malgré une pro- gression modeste de leur capital humain. D’autres pays faisant figure de miracles tels que Singapour, la Corée, la Chine ou l’Indonésie ont connu une croissance soutenue de leur capital humain, mais à un © Groupe Eyrolles 98 Ces panacées qui ont failli rythme égal ou inférieur à celui des pays les moins avancés d’Afrique. C’est ainsi que le capital humain de la Zambie a davantage augmenté que celui de la Corée alors que son taux de croissance a été inférieur de sept points de pourcentage à celui de cette dernière. Cette étude fait aussi remarquer que l’Europe de l’Est et la défunte Union soviétique soutiennent largement la comparaison avec l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord quant au nombre d’années de scola- rité. Pourtant, nous savons maintenant que leur PIB par habitant se situait bien loin des niveaux de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord. Par exemple, quatre-vingt-dix-sept pour cent des jeunes Américains fréquentent le secondaire et quatre-vingt-douze pour cent des Ukrainiens en font autant, mais le revenu par habitant de l’Ukraine est neuf fois plus faible que celui des États-Unis. Un autre fait observable met également en doute la contribution de l’éducation à la croissance. Le taux de croissance par habitant uploads/Geographie/ chap4-esterly-pdf.pdf
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- Publié le Oct 04, 2021
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