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Philopsis La démonstration Alain Chauve.doc © Alain Chauve, Philopsis 2006 1 La démonstration La philosophie de la démonstration mathématique Alain Chauve Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Dans l’Introduction à la philosophie mathématique (1919), au chapitre I, Bertrand Russell fait la distinction entre, d’un côté, la mathématique ordinaire, celle qui part d’objets mathématiques simples et élémentaires pour construire des objets de plus en plus complexes et s’élever aux mathématiques supérieures et, d’un autre côté, ce qu’il appelle la philosophie mathématique, qui se tourne vers les principes et notions fondamentales pour les élucider et les élaborer mathématiquement. Russell prend l’exemple du début même des mathématiques : « Quand les anciens géomètres grecs passèrent des règles empiriques de l’arpentage égyptien aux propositions générales dont ils découvrirent qu’elles permettaient de justifier les premières, puis de là aux axiomes et postulats d’Euclide, ils faisaient de la philosophie mathématique […] ; mais une fois découverts les axiomes et les postulats, leur utilisation dans des déductions, comme on le voit chez Euclide, appartient aux mathématiques au sens ordinaire »1. Ce propos caractérise assez bien le processus de mise en œuvre et d’élaboration de la notion de démonstration dans les mathématiques en attirant l’attention sur l’exigence philosophique qui gouverne ce processus. Nous nous proposons de le montrer sur l’exemple de la géométrie. On a dit que la géométrie trouvait son origine dans l’arpentage que l’on pratiquait dans l’Egypte des Pharaons pour redistribuer les lots de terre 1Introduction à la philosophie mathématique, trad. François Rivenc, éd.Payot, 1991, pp. 36-37. Philopsis La démonstration Alain Chauve.doc © Alain Chauve, Philopsis 2006 2 après les crues du Nil. Mais il faut dire aussi, en reprenant une célèbre distinction que faisait G. Canguilhem, que, si c’est peut-être son origine, ce n’est pas encore son commencement. Ce commencement est grec. C’est en effet avec la démonstration que commence la géométrie. Les prêtres égyptiens ne connaissaient que des règles empiriques, des procédés d’arpenteurs. Ils savaient par exemple que l’on obtenait un angle droit lorsqu’on construisait un triangle dont les côtés sont comme 3, 4, et 5. Les Grecs, eux, en savaient plus, et le savaient autrement. La tradition, en l’occurrence Diogène Laërce, nous dit que le premier géomètre fut Thalès (vers 580 ?). Il aurait formulé une proposition générale sur la construction des triangles rectangles, une proposition qui exprime une loi géométrique de construction d’une figure : « Il inscrivit dans un cercle le triangle rectangle et pour cette découverte immola un bœuf ». Plus exactement, il s’agit de l’inscription du triangle rectangle dans le demi-cercle dont le diamètre est le côté opposé à l’angle droit. Le doxographe ne nous dit pas ce qui justifie cette proposition et d’où elle vient, mais il n’est pas difficile de restituer la démonstration. Admettons que l’on a déjà démontré que la somme des angles d’un triangle vaut deux angles droits – on attribue cette démonstration à Pythagore – et considérons le triangle ABC, inscrit dans le demi-cercle de centre O. Philopsis La démonstration Alain Chauve.doc © Alain Chauve, Philopsis 2006 3 Un autre exemple célèbre est celui de la duplication du carré dont la démonstration fut donnée, dit-on, par Pythagore et que Platon met en scène dans le Ménon. Pour démontrer que le carré qui a pour côté la diagonale AC d’un carré donné ABCD aura la surface double de ce dernier, on construit la figure et l’on compte les triangles égaux pour constater qu’il y en a deux dans le carré donné (ABC et ACD) et quatre dans le carré construit (A B C, A B A’, A’ B C’ et C’ B C) Sous cette forme rudimentaire, la démonstration consiste à montrer quelque chose sur une figure. Toutefois, il ne s’agit pas d’une figure que l’on trouverait parmi les choses que l’on peut observer. La figure que l’on montre est une figure que l’on a construite et qui n’apparaît qu’avec cette construction. Et pour montrer quelque chose sur cette figure, il ne s’agit pas de la regarder, même avec attention, pour tenter de l’y apercevoir, mais il s’agit de raisonner sur elle, en particulier d’établir des égalités entre ses éléments. Nous dirons que, au début de la géométrie, la démonstration consiste à montrer non en observant et en regardant, mais en construisant une figure pour pouvoir raisonner sur la construction. L’objet géométrique n’est pas ce qu’on fait apparaître visuellement mais une figure qu’on se représente dans l’esprit et qui est comme à l’arrière-plan de la figure qu’on trace. Platon disait que cet objet est « supposé » (République VI, 510 b-e) et que, par exemple, sous le carré qu’on trace, il y a le « carré en soi ». En faisant son apparition dans le champ de la géométrie, la notion de démonstration exige que l’on distingue et sépare les choses mathématiques, que l’on conçoit et que l’on forme par la pensée, des choses concrètes et « visibles » que l’on peut observer autour de nous. D’emblée la notion de démonstration est solidaire d’une conception philosophique de la nature des choses mathématiques, de sorte que toucher à cette notion, c’est modifier cette conception. Et c’est justement ce qui va arriver. Cette démarche démonstrative, à laquelle nous devons les premières lois géométriques, reste pourtant insatisfaisante, car si l’on comprend bien qu’il fait avoir recours à des constructions et non à des observations, en Philopsis La démonstration Alain Chauve.doc © Alain Chauve, Philopsis 2006 4 revanche, la nécessité de la construction qu’il faut faire pour démontrer n’apparaît pas. On a le sentiment que le géomètre doit inventer cette construction, qu’il doit la trouver par lui-même, en tâtonnant ou en réfléchissant ou par une sorte d’inspiration, comme Thalès le taciturne au pied de la pyramide. Peut-on admettre que la nécessité objective de la démonstration soit ainsi livrée à la contingence subjective de celui qui en a l’idée ? La démonstration ne serait alors qu’une « opération extérieure », pour parler comme Hegel, dans le Préface de la Phénoménologie de l’esprit, un moyen de mettre en évidence un résultat, mais un moyen qui reste un appareil démonstratif extérieur, un « mode de présentation » d’arguments mathématiques propres à convaincre et à se convaincre soi-même qu’une figure a bien telle ou telle propriété. Qu’on ait l’idée de la construction ou qu’on nous la souffle – comme fait Socrate avec le petit esclave dans le Ménon – « on a à obéir aveuglément à cette prescription de tirer précisément ces lignes […] sans rien savoir d’autre et en ayant confiance que cela servira bien à la conduite de la démonstration »2. On voudrait pourtant comprendre à quelle nécessité, à quelles règles obéissent les constructions qu’on peut et qu’on doit faire pour démontrer. On voudrait passer des lois géométriques – tel ou tel théorème qu’on démontre – aux lois de la géométrie – les principes et les notions qui norment les démonstrations. On voudrait passer des lois qu’on démontre à celles qui permettent de les démontrer. Euclide a été probablement le premier à répondre à cette exigence. Sa géométrie se présente comme un système déductif où l’on distingue d’abord les raisonnements qu’on tient et les choses sur lesquelles on raisonne. Les raisonnements obéissent au principe de contradiction auquel toute démonstration se ramène « comme à son ultime vérité », avait dit Aristote, à savoir : « il est impossible que l’affirmation et la négation soient vraies et fausses en même temps » (Métaphysique, 3). Enoncé sous cette forme, ce principe a une valeur générale ; il vaut pour « tout être en tant qu’être » et s’impose à chaque « science » sous une forme particulière dans son domaine propre. En géométrie, où il s’agit de « grandeurs », Euclide formule donc 9 « axiomes »3 (« notions communes ») qui expriment l’exigence de non contradiction dans le domaine des grandeurs (par exemple, « les grandeurs égales à une même grandeur sont égales entre elles », ou encore : « le tout est plus grand que la partie »). Les choses sur lesquelles on raisonne font l’objet de définitions, par exemple celle du point : « le point est ce qui n’a pas de parties », ou celle de la droite : « la ligne droite est celle qui est interposée également entre ses points ». Euclide cherche à évoquer les choses mathématiques en voulant éviter qu’on les confonde avec des choses concrètes. Il en parle comme de choses abstraites dont il ne peut pas même y 2 Préface et Introduction de la Phénoménologie de l’esprit, trad. Bernard Bourgeois (légèrement modifiée), éd. Vrin,1997. 3 Liste des définitions, axiomes et postulats dans Introduction à l’histoire des sciences, 1. Eléments et instruments. Textes choisis, éd. Classiques Hachette, 1970, pp. 43-46. Philopsis La démonstration Alain Chauve.doc © Alain Chauve, Philopsis 2006 5 avoir d’image uploads/Geographie/ chauve-alain-la-philosophie-de-la-demonstration-mathematique.pdf
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- Publié le Oct 30, 2021
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