ENSA Paris la Villette DPEA « Recherches en architecture » 18 octobre 2013 1 CY

ENSA Paris la Villette DPEA « Recherches en architecture » 18 octobre 2013 1 CY - 14 10 2013 Des milieux qui font monde Chris Younès Le sens que nous donnons aujourd’hui au mot de « milieu » est la résultante d’une longue suite de transformations paradigmatiques quant à la façon d’envisager comment se lient l’extérieur et l’intérieur, la partie et le tout ainsi que les éléments entre eux, entre ordre et chaos. Dans une orientation rétrospective, trois moments rendent compte des déplacements en jeu quant à la question des milieux urbains qui font monde. L’éclatement du milieu-cosmos L’un des premiers usages connus du terme « milieu » en philosophie revient à Aristote qui l’utilise en logique et en morale. Dans les deux cas, il s’agit d’une valeur s’inscrivant dans un rapport à la fois logique et géométrique. Dans le premier domaine, le milieu se dit moyen et indique un élément intermédiaire, une moyenne proportionnelle entre le plus général et le plus particulier. Ce moyen est reconnaissable dans le syllogisme à ceci qu’il contient le particulier et est contenu par le général1. En morale, le milieu qualifié de « juste » désigne un comportement qui, à la suite d’une délibération, évite les extrêmes dans le sens de l’excès ou du défaut2. Cette conception correspond à la représentation grecque du monde : un cosmos fermé et ordonné, ayant la figure d’une sphère parfaite dont l’homme occupe le centre. Avec la révolution copernicienne et l’éclatement du cosmos, l’idée même de milieu se trouve décentrée et projetée à la périphérie, subissant ainsi un processus de multiplication. Il n’y a plus un milieu-monde mais des milieux. Ainsi dans un ouvrage commun interrogeant philosophie et astrophysique, Aurélien Barrau avec Jean-Luc Nancy constatent le passage d’une conception en termes d’univers à celle de plurivers3. De plus, il est signifié avec l’idée de milieu que tout est déjà là en même temps que tout y advient, sans qu’on puisse rendre compte d’un commencement ni d’une fin. « On ne commence toujours qu’au milieu » notait Deleuze. Le vivant comme paradigme C’est en biologie et en éthologie que la notion de milieu a connu son véritable épanouissement, supplantant par le modèle de l’organisme celui de la machine qui s’était progressivement imposé à partir des Temps modernes. Chez les modernes, Leibniz est celui qui a réactivé la double tendance du vitalisme et 1 Aristote, Anal, prior, I, 4, 25b33 2 Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 9, 1033b34 3 A. Barrau, J.L. Nancy, Dans quels mondes vivons-nous ?, Galilée, 2011 ENSA Paris la Villette DPEA « Recherches en architecture » 18 octobre 2013 2 CY - 14 10 2013 de l’animisme, non que pour lui le monde soit un animal mais parce qu’il est « plein de vie ». Et ceci en réaction au mécanisme dominant, c'est-à-dire en réaction au cartésianisme. S’opposant à la réduction des corps physiques à de l’étendue et à une énergie passive, il affirme leur activité et leur dynamisme après les avoir doués d’action et de force4. Les sciences de la vie nous ont conduits à comprendre à quel point tout vivant, qui est un organisme individué, est capable tout à la fois de transgresser ses limites et d’entrer en relation. Caractérisé par un métabolisme propre, fait d’échanges entre le dedans et le dehors, c’est un système auto-organisé, poreux et interactif. L’organisme n’est pas un système mécanique ou un objet malléable dont on peut disposer comme d’une masse inerte. Il a au contraire ses propres exigences, erreurs et retards intervenant dans son rapport au milieu. Ce nouveau paradigme est donc déterminé comme dynamique interne en échanges perpétuels avec le milieu externe. En grec ancien, comme l’a rappelé Agamben5, le vivant renvoie à deux appellations : celle de zoé, le fait de vivre, qu’il s’agisse d’animaux ou d’hommes, et celle de bios, forme ou façon de vivre d’un individu. A partir du XXe siècle, la référence, largement partagée, au naturaliste et biologiste Uexküll, s’avère très significative. Précurseur de l’éthologie, il a analysé comme le vivant animal ou humain6 construit son territoire et comment il fait intervenir perception et conduite pour établir un monde spatiotemporel liant extérieur et intérieur. Deux concepts corrélés sont essentiels à ses travaux, à savoir l’Umwelt comme monde extérieur et l’Innenwelt ou monde intérieur, qui mettent en évidence comment chaque vivant les associe et comment chacun, même le plus sommaire, se révèle singulier et multiple. Il a été notamment souligné qu’il ne suffit pas qu’un stimulus soit déclenché pour qu’il agisse sur un animal. Encore faut-il qu’il soit remarqué par lui, qu’il capte son intérêt. Dans cette relation, le moteur déclenchant du comportement n’est pas l’excitation mais bien le psychisme animal. Le milieu est fonction de l’organisme. L’excitation doit être sélectionnée, classée, évaluée. C’est ce que Von Uexküll appelle le rapport de l’Umwelt (milieu de comportement) à l’Umgebung (environnement géographique)7. Canguilhem, qui explique qu’il n’y a pas « le » milieu mais le milieu « de », résume à propos de ces dénominations : « Prenant les termes Umwelt, Umgebung et Welt, Uexküll les distingue avec beaucoup de soin. Umwelt désigne le milieu de comportement propre à tel organisme ; Umgebung, c’est l’environnement géographique banal et Welt, c’est l’univers de la science. […] La Umwelt, c’est donc un prélèvement électif dans la Umgebung, dans l’environnement géographique. Mais l’environnement ce n’est précisément rien d’autre que la Umwelt de l’homme, c'est-à-dire le monde usuel de son expérience perspective et pragmatique. De même que cette 4 Leibniz, Nouveaux essais, préface p.35 et L1 chap. 1, p.57 5 Georgio Agamben, Homo Sacer, Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p.9 6 J. von Uexküll, Mondes animaux, monde humain, [Umwelt und Innenwelt der Tiere, Berlin, Springer, 1909], trad. Ph. Müller, Paris, Pocket, 2004 7 J. von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, op.cit. ENSA Paris la Villette DPEA « Recherches en architecture » 18 octobre 2013 3 CY - 14 10 2013 Umgebung, cet environnement géographique extérieur à l’animal est, en un sens, centré, ordonné, orienté par un sujet humain – c'est-à-dire un créateur de techniques et un créateur de valeurs – de même, la Umwelt de l’animal n’est rien d’autre qu’un milieu centré par rapport à ce sujet de valeurs vitales en quoi consiste essentiellement le vivant. »8 Aujourd’hui, Peter Sloterdijk pousse très loin la référence au vivant, introduisant, au cœur de la trilogie Sphères9, le concept d’immunologie – dont la racine indoeuropéenne « mei » signifie changer, échanger – afin de traiter des propriétés métaboliques d’auto-organisation des organismes en termes de capacités d’attaque et de défense par rapport à d’autres agents pouvant être pathogènes. Il va jusqu’à annoncer la naissance de la biosophie, en passe de supplanter la philosophie : « La philosophie en tant que forme de pensée et de vie de l’ancienne Europe est indéniablement épuisée ; la biosophie vient tout juste d’entamer son travail ; la théorie générale des systèmes immunitaires et ses systèmes communs en est à ses débuts ; une théorie des lieux, des situations, des immersions se met timidement en marche. »10 La multiplicité et l’évolutivité des milieux d’habiter Le milieu est objet de changement constant, il est aussi multiple. Un milieu stable, fixe et identique à lui- même n’est pas un environnement vivant mais ce que la thermodynamique appelle un système mécanique mort et saturé d’entropie. Et c’est à travers des milieux que nous accédons au monde. C’est parce qu’il y a mille milieux11 et non pas un seul que nous pouvons avoir un monde, ceci n’étant pas donné de droit. Entre Terre et Monde12, la ville n’a cessé, dans les tourmentes et dans les turbulences, de se recomposer, se réinventer, par-delà les intentionnalités urbanistiques plus ou moins uniformisantes ou les brutalisations liées à une logique financière du profit et à une arrogance technocratique, qui au lieu d’envisager la ville comme un milieu habité complexe et fragile exigeant les plus grands soins, l’a objectivée et traitée sans ménagement. Dans ce contexte, le 20e siècle a été le terrain d’affrontement de deux visions fortement antagonistes quant au devenir du milieu urbain, celle d’une ville maîtrisée13 par la planification ou au contraire celle d’une ville spontanée échappant au dessein et au contrôle formel. Ces deux visées extrémistes et simplificatrices ont trop souvent abouti à des formes d’anti-ville produisant un monde sans 8 G. Canguilhem, chap. « Le vivant et son milieu » in Connaissance de la vie (Paris, Vrin, 1992), 185-186 9 notamment P. Sloterdijk, Ecumes – Sphères III (éd. orig. 2003), trad. O. Mannoni, Maren Sell éditeurs, 2005 10 P. Sloterdijk, Ecumes – Sphères III, op.cit., p.19 11 Chris Younès, Benoît Goetz, « Éléments pour une introduction à l’architecture des milieux », Le Portique n°25, 2010 12 « C’est dans le Monde que la Terre trouve l’ouvert où se manifester. L’Art est le lieu de cette ouverture. » Henri Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, Encre Marine, 2000, p. 430 13 Ainsi le modernisme de la Charte d’Athènes, qui visait à promouvoir un modèle universel effaçant les différences uploads/Geographie/ chris-younes.pdf

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