Michel de Montaigne – Les Essais – Livre III, chapitre 6 « Des Coches » [B] Il
Michel de Montaigne – Les Essais – Livre III, chapitre 6 « Des Coches » [B] Il est bien aisé à vérifier, que les grands auteurs, écrivant des causes, ne se servent pas seulement de celles qu'ils estiment être vraies, mais de celles encore qu'ils ne croient pas, pourvu qu'elles aient quelque invention et beauté. Ils disent assez véritablement et utilement, s'ils disent ingénieusement. Nous ne pouvons nous assurer de la maîtresse cause ; nous en entassons plusieurs, voir si par rencontre elle se trouvera en ce nombre, namque unam dicere causam non satis est, verum plures, unde una tamen sit. (Car il ne suffit pas d’avancer une cause : il faut en proposer plusieurs, dont une seule pourtant sera la vraie.) Me demandez vous d'où vient cette coutume, de bénir ceux qui éternuent ? Nous produisons trois sortes de vents. Celui qui sort par en bas est trop sale. Celui qui sort par la bouche porte quelque reproche de gourmandise. Le troisième est l'éternuement. Et parce qu'il vient de la tête, et est sans blâme, nous lui faisons cet honnête recueil* (accueil). Ne vous moquez pas de cette subtilité ; elle est (dit- on) d'Aristote. Il me semble avoir vu en Plutarque (qui est, de tous les auteurs que je connaisse celui qui a mieux mêlé l'art à la nature, et le jugement à la science), rendant la cause du soulèvement d'estomac qui advient à ceux qui voyagent en mer, que cela leur arrive de crainte, ayant trouvé quelque raison par laquelle il prouve que la crainte peut produire un tel effet. Moi, qui y suis fort sujet, sais bien que cette cause ne me touche pas, et le sais non par argument, mais par nécessaire* (démonstrative) expérience. Sans alléguer ce qu'on m'a dit, qu'il en arrive de même souvent aux bêtes, et notamment aux pourceaux, hors de toute appréhension de danger ; et ce qu'un mien connaissant m'a témoigné de soi, qu'y étant fort sujet, l'envie de vomir lui était passée deux ou trois fois, se trouvant pressé de frayeur en grande tourmente, [C] comme à cet ancien : pejus vexabar quam ut periculum mihi succurreret (j’étais trop violemment secoué pour penser au danger) : [B] je n'eus jamais peur sur l'eau, comme je n'ai aussi ailleurs (et s'en est assez souvent offert de justes, si la mort l'est) qui m'ait au moins troublé ou ébloui. Elle naît parfois de faute de jugement, comme de faute de cœur. Tous les dangers que j'ai vus, ç'a été les yeux ouverts, la vue libre, saine et entière : encore faut-il du courage à craindre. Il me servit autrefois, au prix* (en comparaison) d'autres, pour conduire et tenir en ordre ma fuite, qu'elle fût, [C] sinon sans crainte, toutefois [B] sans effroi et sans étonnement ; elle était émue, mais non pas étourdie ni éperdue. Les grandes âmes vont bien plus outre, et représentent des fuites non rassisses seulement et saines, mais fières. Disons celle qu'Alcibiade récite de Socrate, son compagnon d'armes : "je le trouvai (dit-il) après la route* (déroute) de notre armée, lui et Lachès, des derniers entre les fuyants ; et le considérai tout à mon aise et en sûreté, car j'étais sur un bon cheval et lui à pied, et avions ainsi combattu. Je remarquai premièrement combien il montrait d'avisement et de résolution au prix de Lachès, et puis la braverie de son marcher, nullement différent du sien ordinaire, sa vue ferme et réglée, considérant et jugeant ce qui se passait autour de lui, regardant tantôt les uns, tantôt les autres, amis et ennemis, d'une façon qui encourageait les uns et signifiait aux autres qu'il était pour vendre bien cher son sang et sa vie à qui essayerait de la lui ôter ; et se sauvèrent ainsi : car volontiers* (fréquemment) on n'attaque pas ceux-ci ; on court après les effrayés. "Voilà le témoignage de ce grand capitaine, qui nous apprend, ce que nous essayons* (mettons à l’épreuve) tous les jours, qu'il n'est rien qui nous jette tant aux dangers qu'une faim inconsidérée de nous en mettre hors. [C] Quo timoris minus est, eo minus ferme periculi est. (Moins on a peur, moins d’ordinaire on est en danger.) [B] Notre peuple a tort de dire : celui-là craint la mort, quand il veut exprimer qu'il y songe et qu'il la prévoit. La prévoyance convient également à ce qui nous touche en bien et en mal. Considérer et juger le danger est aucunement le rebours de s'en étonner. Je ne me sens pas assez fort pour soutenir le coup et l'impétuosité de cette passion de la peur, ni d'autre véhémente. Si j'en étais un coup vaincu et atterré, je ne m'en relèverais jamais bien entier. Qui aurait fait perdre pied à mon âme, ne la remettrait jamais droite en sa place ; elle se retâte et recherche trop vivement et profondément, et pourtant, ne lairrait jamais ressouder et consolider la plaie qui l'aurait percée. Il m'a bien pris qu'aucune maladie ne me l'ait encore démise. À chaque charge qui me vient, je me présente et oppose en mon haut appareil ; ainsi, la première qui m'emporterait me mettrait sans ressource. Je n'en fais point à deux ; par quelque endroit que le ravage fauchât ma levée, me voilà ouvert et noyé sans remède. [C] Épicure dit que le sage ne peut jamais passer à un état contraire. J'ai quelque opinion de l'envers de cette sentence, que, qui aura été une fois bien fol, ne sera nulle autre fois bien sage. [B] Dieu donne le froid selon la robe, et me donne les passions selon le moyen que j'ai de les soutenir. Nature, m'ayant découvert d'un côté, m'a couvert de l'autre ; m'ayant désarmé de force, m'a armé d'insensibilité et d'une appréhension réglée, ou mousse. Or je ne puis souffrir longtemps (et les souffrais plus difficilement en jeunesse) ni coche, ni litière, ni bateau ; et hais toute autre voiture* (moyen de transport) que de cheval, et en la ville et aux champs. Mais je puis souffrir la litière moins qu'un coche et, par même raison, plus aisément une agitation rude sur l'eau, d'où se produit la peur, que le mouvement qui se sent en temps calme. Par cette légère secousse que les avirons donnent, dérobant le vaisseau sous nous, je me sens brouiller, je ne sais comment, la tête et l'estomac, comme je ne puis souffrir sous moi, un siège tremblant. Quand la voile ou le cours de l'eau nous emporte également, ou qu'on nous toue, cette agitation unie ne me blesse aucunement : c'est un remuement interrompu qui m'offense* (incommode), et plus quand il est languissant. Je ne saurais autrement peindre sa forme. Les médecins m'ont ordonné de me presser et sangler d'une serviette le bas du ventre pour remédier à cet accident ; ce que je n'ai point essayé, ayant accoutumé de lutter les défauts qui sont en moi et les dompter par moi même. [C] Si j'en avais la mémoire suffisamment informée, je ne plaindrais mon temps à dire ici l'infinie variété que les histoires nous présentent de l'usage des coches au service de la guerre, divers selon les nations, selon les siècles, de grand effet, ce me semble, et nécessité ; si que c'est merveille que nous en ayons perdu toute connaissance. J'en dirai seulement ceci, que tout fraîchement, du temps de nos pères, les Hongres les mirent très utilement en besogne contre les Turcs, en chacun y ayant un rondellier et un mousquetaire, et nombre de harquebuses rangées, prêtes et chargées : le tout couvert d'une pavesade à la mode d'une galiote. Ils faisaient front à leur bataille* (gros des troupes) de trois mille tels coches, et, après que le canon avait joué, les faisaient tirer avant et avaler aux ennemis cette salve avant que de tâter le reste, qui* (ce qui) n'était pas un léger avancement ; ou les décochaient dans leurs escadrons pour les rompre et y faire jour, outre le secours qu'ils en pouvaient tirer pour flanquer en lieux chatouilleux les troupes marchant en la campagne, ou à couvrir un logis à la hâte et le fortifier. De mon temps, un gentilhomme, en l'une de nos frontières, impost de sa personne et ne trouvant cheval capable de son poids, ayant une querelle, marchait par pays en coche de même cette peinture, et s'en trouvait très bien. Mais laissons ces coches guerriers. Les Rois de notre première race marchaient en pays sur un charriot trainé par quatre bœufs. [B] Marc Antoine fut le premier qui se fit mener à Rome, et une garce ménétrière quand et lui, par des lions attelés à un coche. Héliogabalus en fit depuis autant, se disant Cybèle, la mère des dieux, et aussi par des tigres, contrefaisant le Dieu Bacchus ; il attela aussi par fois deux cerfs à son coche, et une autre fois quatre chiens, et encore quatre garces nues, se faisant traîner par elles en pompe tout nu. L'empereur Firmus fit mener son uploads/Geographie/ coches-montaigne.pdf
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- Publié le Aoû 13, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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