Jean-Pierre Boris COMMERCE INÉQUITABLE Le roman noir des matières premières HAC

Jean-Pierre Boris COMMERCE INÉQUITABLE Le roman noir des matières premières HACHETIE lIIl Littératures Ot ouvrage est publit en coédition avec Radio France Inlcrn: nionale. www.rfi.fr C Hachette Lint'r:l.lures, 2005. • À la mémoire de johanne SUJton u de Jean Hi/hIe. Pour Sylvie et Adrien. • INTRODUCTION Nous avons tous sur nos étagères une rablcnc de chocolat ou un flacon de poivre, un paquet de café ou de riz. Ces denrées de base SOnt devenues banales. Des produits importants pour la vie quotidienne. dom seuls les clichés exotiques, exhumés par les publicitaires pour pousser le client à la consommation, évoquent les origines. Pourtant, comme la lampe d'Aladin, il suffit de frotter, de gratter un peu pour que surgissent mille et une histoires. Soulevez l'emballage de votre tablette de chocolat, ôtez-en le papier d'aluminium. Vous voilà en Côte-d'Ivoire, le principal pro- ducteur mondial de cacao dont la richesse et la stabilité semblent apparrenir au passé. Ouvrez le flacon de poivre. Vous voilà au Vietnam, dom les paysans ont damé le pion à tous les autres producteurs de la planète et se sont emparés de ce lucratif marché. Ces objets de consommation courante SOnt, avam tout, des produits agricoles. Leur qualité, leur prix dépendent du climat au-dessus des zones de production, de l'utilisation d'engrais, du soin apporté par l'agriculteur à l'entretien de son champ. De la Côte-d'Ivoire au Vietnam en passant par le Guatemala et la Birmanie où ce livre vous entraînera, 10 1 Commerce inéquitable les acteurs principaux du Roman noir d~s matihes pr~mihes demeurent ces paysans, ces planteurs, ces producteurs. Appelez-les comme vous voudrez! Anonymes, ils SOnt cependant à l'origine de puissants circuits écon0r11iques. Entre le moment où fèves de cacao et cerises de café, sacs de riz et balles de coton quinem leurs champs et leurs villages, et l'instant où ils viennent s'empiler sur les rayon- nages des supermarchés, une foultitude d'intermédiaires, de transporteurs, d'exportateurs, de traders, d'importateurs, de transformateurs, de commerciaux serOnt intervenus. C'est au décryptage de ces circuitS économiques et commerciaux. à leur évolution au fil des dernières décennies qu'est consacré cet ouvrage. On parlera donc économie, mais aussi politique. La culture de ces produits occupe des régions entières. Des familles, par dizaines de millions, en vivem. Des pays en dépendent. Contrôler ces cultures, c'est contrôler la population, la région, parfois le pays qui va avec. Sous la charrue, le pouvoir économique et politique. L'enjeu n'est pas mince. On se bat parfois pour la maîtrise de ces champs et des hommes qui les labourent. L'affrontement peut opposer des compatriotes. Il peut opposer l'Ëtat à une multinationale venue d'ailleurs. La facilité veut que ces étrangers soient souvent accablés de tous les maux. La vulgate tiers-mondiste des années 1960, aujourd'hui reprise de la manière la plus caricaturale qui soit par la mouvance altermondialiste, fait des pays développés, des grandes entreprises qui en proviennent, des agences financières internationales les seuls responsables des malheurs qui acca- blent les paysans producteurs de café ou de cacao, de coton ou de riz. Bien sûr, le tsunami libéral qui se propage dans le monde fait des ravages. Bien sûr, la déréglementation des marchés pose problème quand elle s'impose, sans précau- tion, aux économies les plus faibles, aux administrations les • Imroduction 1 Il moins bien préparées, aux paysans les moins formés! Il faudrait être aveugle pour le nier. Mais tous les maux ne viennent pas de là. L'incompétence, la prévarication, la paresse des dirigeants, l'absence de cohésion nationale, voire régionale, provoquent tout aussi souvent des dégâts irréparables que la miiveté de militants charitables ayant fait du commerce équitable ou solidaire la dernière panacée à la mode est tout à fait incapable d'enrayer, ni même de cornger. Le lecteut pourra s'interroger sur la pertinence du choix de ces cinq matières premières agricoles, cultivées dans des pays en développement. Il pourra s'étonner qu'on ne parle pas du pétrole. Outre que l'on a déjà abondamment décrit et commenté, ailleurs, les cataclysmes politiques, guerres civiles ou internationales, provoqués par la présence d'importants gisements pétroliers dans le sous-sol des nations impliquéesf l'organisation du marché pétrolier semble, paradoxalement, échapper aux mutations de ce qu'on appelle la 1( globalisation~. Certes, la pérennité de la ressource pétrolière paraît de moins en moins assurée. Mais l'organisation du marché pétrolier n'a pas subi de modifications substantielles depuis le choc de 1973, la reprise en main de leur production par les pays du golfe Persique et la prise de pouvoir de l'OPEP. Les techniques ultramodernes utilisées pour aller chercher des hydrocar- bures au fond des océans à des profondeurs de plus en plus éloignées de la surface du globe, les modèles mathématiques archi-sophistiqués employés pour assurer le financement des opérations, le rôle croissant des fonds d'investissement dans le processus de fIXation des prix du brut, n'ont pas boule- versé les rapports de force entre pays producteurs et consommateurs. Cela pourra donc sembler d'une folle incongruité. Mais, tOut bien pesé, les enjeux pétroliers n'incarnent pas autant 12 1 Commerce inéquitable les défis du monde moderne que ne le font les ques[Îons posées par les dysfonctionnements des marchés du cacao et du café, du coton, du riz et du poivre. Au fil de six années de chroniques quotidiennes consacrées aux marchés des matières premières sur les antennes de RFl, il m'est apparu que chacun de ces produits incarnait à sa manière les mutations du monde moderne, l'antagonisme entre pays développés et pays en voie de développement, l'inexorable marginalisation de la France en Mrique et l'imparable percée des pays asiatiques. Ni manuel d'économie ni pamphlet altermondialiste, ce livre se veut donc un reportage au sein d'une économie mondiale qui mêle encore, parfois, archaïsmes et modernité. • l. CACAO En Côte-d'Ivoire, comme [ous les ans à pareille époque, le mois de septembre 2002 venait de ;narquer le coup d'envoi de la récolre de cacao, principale ressource du pays. L'armée des paysans s'était mise au travail. D'est en ouest, dans les planta[Îons gagnées au fil des années sur la forêt, des millions de mains avaient commencé à récupérer les cabosses sur les arbres. D'un coup de machette, elles seraient ouvertes puis évidées. Les fèves sécheraient pendant plusieurs jours au soleil avant d'être chargées sur les camionnettes des pisteurs, premiers des intermédiaires dans la chaîne qui, depuis cin- quante ans, mène des quantités croissantes de cacao ivoirien vers les marchés mondiaux. Quelques chargements avaient déjà aneint les usines d'Abidjan et de San Pedro, les deux grands ports d'exportation. Pas grand-chose. à peine trois cents tonnes par jour. Mais les tonnages n'allaient pas tarder à augmenter et toute la filière s'y préparait. Dans leurs bureaux d'Abidjan, les dirigeants des grandes compagnies américaines et européennes qui dominaient le secteur avaient un œil sur les cours du cacao à Londres et à New York De J 4 1 Commc=rcc= inéquitable l'autre œil, ils suivaient avec angoisse les aléas de la vie poli- tique ivoirienne. Jadis havre de stabilité, exemple pour (Out le continent africain, la Côte-d'Ivoire avait en effet, malheu- reusement, fini par se menre au diapason du reste de la région. Le 24 décembre 1999, un coup d'ttat avait renversé le président Henri Konan Bédié. Celu.i-ci avait dû fuir le pays. L'ameur du putsch, le général Gueï, n'avait pourtant pas réussi à remporter les élections présidentielles du mois d'octobre suivant. Dans un climat insurrectionnel, Laurent Gbagbo, vieux briscard de la politique ivoirienne, avait été élu président de la République. Cela ne rassurait malgré (Out qu'à moitié les investisseurs étrangers qui craignaient de voir leurs activités perturbées par la situation politique. Ils avaient raison d'êrre inquiets. En ce mois de septembre 2002, une insurrection était en effet annoncée à Bouaké, l'une des grandes villes du pays. A priori, rien de très inquiétant pour les exportateurs de fèves: cene région du nord de la Côte-d'Ivoire est pauvre, à majorité musulmane. Les sols SOnt trop arides pour qu'on y [fouve du cacao. Les paysans y cultivent du coton. Mais le mouvement insurrectionnel prend de l'ampleur. Les mutins menacent de marcher sur Abidjan où le pouvoir du président Laurent Gbagbo semble fragile. Cependant, les rebelles met- tent d'abord le cap vers le sud. Ils font route vers DaJoa, Vavoua, Gagnoa. Avec leurs grandes rues au bitume mangé de nids-de-poule, leurs boutiques aux murs en bois ou en dur, ces bourgades SOnt ignorées de J'actuaJiré internationale. Dans la géopolitique du cacao, elles SOnt, au contraire, capi- tales: Elles se trouvent en effet au cœur des zones de pro- duction de cacao du numéro un mondiaJ. Toutes les entre- prises exportatrices y Ont un bureau et des entrepôts. Là, les succursaJes bancaires financent les intermédiaires, distribuent les liquidités nécessaires aux achats quotidiens de cacao. Dans les entrepôts s'amoncellent des milliers de sacs. Dans les • Cacao 1 15 ateliers se réparent les camions qui achemineront ensuite la marchandise vers le sud, se bricolent les moros qui permet- tront, par temps de pluie, de contourner les fondrières des pistes s'enfonçant dans la brousse. Prendre Daloa, c'est être en mesure de prélever des taxes, de s'enrichir, de financer sa guerre. C'est priver uploads/Geographie/ commerce-inequitable.pdf

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