D'Azouza à Alger, ma vie pérégrine d'instit: les 40 ans du "ver de terre" 1957.

D'Azouza à Alger, ma vie pérégrine d'instit: les 40 ans du "ver de terre" 1957. Je viens de boucler ma quarantième année. Avoir atteint cet âge a étonné ceux qui m'ont vu naître et grandir. Ma vieille tante, en particulier, qui ne manquait jamais, quand l'occasion se présentait, de me rappeler les nombreuses maladies infantiles qui m'ont assailli pendant ma prime jeunesse et qui, plus d'une fois, ont failli m'emporter. J'étais un "clou", un "ver de terre". On pouvait voir mes viscères à travers la peau très mince de mon abdomen ballonné et veiné de bleu. J'étais l'objet constant de soins attentifs. Cependant, j'étais tellement méfiant que le cachet de quinine rouge ne pouvait m'être administré que camouflé dans une cuillère de couscous. Si, par malheur, je m'apercevais du subterfuge, seule une jolie pièce de deux sous avait la vertu de m'empêcher de gigoter, de crachoter et d'envoyer au diable cachet et couscous. Je ne quittais que rarement le dos de ma grand- mère, encore assez forte pour me promener de porte en porte, excellent prétexte, pour elle, de passer le temps en longues discussions avec les voisines. Aux belles journées de printemps ma mère m'emmenait aux champs. Elle m'installait à l'intérieur d'une grande hotte en osier, me couvrait de toutes sortes de haillons puis, d'un puissant coup de reins, hissait sa cargaison sur son dos. Arrivés aux champs, ma mère m'extrayait de la hotte et me déposait sur un lit d'herbes drues, au pied d'un figuier. Pliée en deux, elle se mettait à défricher, à piocher, à sarcler sans arrêt. Mon père n'eut pas à souffrir de ma première éducation du moins jusqu'à l'âge de sept ans. Ses absences en étaient la cause. Tantôt en France, tantôt en Allemagne, il émigrait durant une bonne partie de l'année à la recherche d'une pitance que son coin de montagne lui refusait. Ses départs pour ces pays lointains étaient toujours angoissants pour la famille. Les dangers de la traversée étaient grands à cette époque où la technologie était balbutiante. Un soir d'hiver, alors que toute la famille était réunie autour d'un bon feu de bois, il nous raconta une de ses mésaventures qui fit dresser les cheveux sur ma tête. C'était un mois de février ou de mars. Mon père devait retourner en Europe comme chaque année, après avoir passé l'été au village. En compagnie de compatriotes soumis au même destin, il avait pris le bateau pour le port de Sète. "Le navire n'avait pas encore levé l'ancre qu'il s'était mis à tanguer. Nous avions déjà le mal de mer. Puis le vent forcit. Le bateau se mit à défoncer la mer comme un bulldozer. Par gros paquets, les vagues battaient ses flancs. Le premier jour, des voyageurs hardis avaient mis des cirés et s'étaient aventurés sur les ponts pour satisfaire leur curiosité. Quarante huit heures plus tard, aucun de nous ne se trouvait en état de se déplacer. Cinq jours durant, le navire fut le jouet des éléments déchaînés. Par miracle, il put jeter l'ancre dans un port espagnol. L'accalmie qui suivit nous permit de rebrousser chemin et de gagner enfin le port de Sète. Au village, des personnes mal intentionnées s'empressèrent de répandre la nouvelle et d'amplifier les faits .On alla jusqu'à dire qu'il y avait eu des morts sans autres précisions quant aux noms des victimes présumées." D'Azouza à Alger, ma vie pérégrine d'instit (II): sur les routes du Djurdjura Ma grand-mère ne parvenait plus à se contenir. Elle allait comme une folle dans les venelles du village. "Akli yetcheth levhar !" répétait-elle sans cesse. Tous les amis de son fils reçurent sa visite et compatirent à sa douleur. Elle se rendit même chez l'instituteur qui la retint longtemps chez lui pour lui expliquer qu'elle ne devait pas faire cas des racontars colportés par des envieux lui donnant, par ailleurs, sa parole d'honneur qu'aucun journal n'avait parlé de naufrage. "Ce sont des ânes", a Nna Chavha. "Ce sont des ânes !" Une lettre arriva enfin. Elle provenait de Sète. Ma grand-mère reconnut tout de suite l'écriture ample de son fils. Chaque retour de mon père de l'étranger, était une renaissance pour nous tous. La joie de vivre explosait dans notre gourbi. Reprendre ma place sur les genoux de Papa et guetter ce moment magique de l'ouverture de la grande malle en osier toute cabossée à force de voyager, être le premier recevoir les cadeaux venus de si loin, tout cela me mettait dans un état d'excitation extraordinaire. C'était souvent une paire de sabots, une chéchia rouge ou une gandoura qui me tiendrait lieu de pyjama. Lorsque, en sus, mon père m'offrait une pièce de dix sous, c'était, pour moi, le summum de l'extase. La récolte des figues tirait à sa fin. Les frênes perdaient leurs feuilles. C'est l'automne ! Le fond de l'air est tiède. Où que vous portiez votre regard la lumière décline tous les tons de l'or. Dans quelques jours éclatera le premier orage. Les éclairs frapperont les sommets des montagnes et le tonnerre roulera son grondement, sourd d'abord, puis assourdissant, de tout là-haut jusqu'aux vallées. Le ciel déverrouillera subitement ses vannes. L'eau inondera tout, ruissellera partout. La terre assoiffée s'abreuvera goulûment puis dilatera ses pores d'où se dégagera un parfum chaud, chaud, une odeur corporelle d'animal sauvage. On y reconnaîtra les émanations du chaume, de la paille, et d'autres, plus subtiles, de plantes aromatiques, d'écorces d'arbres et d'herbes folles. Tous les sens de l'homme sont sollicités le long de cette saison somptueuse, la plus riche de toutes. L'angoisse, pourtant, étreint les cœurs dans les gourbis où chacun sait que, demain, il devra se retrousser les manches. Ce sera, pour tous, le début du temps sévère du labeur. - "Alors Mouloud ? Toujours accoudé à cette roche ? Ta mère est là ?" -"Non, Zizi !" -"Alors tiens ce paquet. C'est ton père qui te l'envoie. Il y a là de quoi te vêtir comme un prince pour aller à l'école. J'ai chargé tes cousins Ahcène et Chabane de t'accompagner" En vérité, j'ai gardé des souvenirs très flous de cette journée où, pour la première fois, j'ai franchi le portail imposant de l'école d'Izoundaiène, à l'extrémité est du village. J'y ai fréquenté pendant un mois la classe de Monsieur Boubekeur. Puis ce fut cette lamentable parenthèse d'école buissonnière. Jusqu'au jour d'aujourd'hui, je ne m'explique pas pourquoi et comment je me suis retrouvé en flagrant délit de désertion de l'école. Oui, vraiment, je ne comprends toujours pas. Tout ce que je peux dire c'est qu'un beau matin, comme frappé d'une subite amnésie, l'école et tout ce qui y avait trait s'étaient effacés de mon esprit. Au lieu de me rendre à Izoundaïne, j'ai dévalé le sentier en pente raide qui descend vertigineusement de la cour extérieure de notre maison, s'arrête deux cents mètres plus bas, puis repart vers nos champs situés tout à fait au fond de la vallée où court le ruisseau de Velvaloul. Mon oncle Embarek avait déjà tracé un sillon. J'ai pris place à ses côtés. Et, dès lors, je fus le gamin le plus heureux de la Terre. Ma mère, outrée par le comportement de son beau-frère qui cédait, inconscient, aux caprices de son neveu, et furieuse contre moi, ne cessait de me répéter : -"Tu verras, tu verras ! Ton père te pendra à une branche d'olivier quand il rentrera de France !" Je fus rappelé à l'école par une injonction sévère adressée à mes parents. Ceux-ci étaient menacés d'une lourde amende, voire d'une peine de prison au cas où mon absence se prolongerait. Je repris donc le chemin d'Izoundaïne et, oreilles basses, réintégrai mon banc sous l'œil furibond de Monsieur Boubekeur. J'avais, naturellement, un retard considérable sur mes camarades. Mais, poussé sans doute par un sentiment de culpabilité et effrayé peut-être aussi par cette funeste perspective, évoquée par ma mère, d'être pendu par mon père (ak i 3allaq ghar th zemmourth... !! : il te pendra à une branche d'olivier !, ne cessait-elle de me répéter), je fournis désormais les efforts nécessaires pour combler mes lacunes. Je fis tant et si bien que mon passage en classe supérieure s'effectua sans accroc. Je pense bien avoir fini par devenir l'élève préféré de mon maître puisque je connaissais par cœur le syllabaire et déchiffrais facilement le tableau de lecture. Il m'arrive encore de repenser à Monsieur Boubekeur et de me remémorer ce que je considère comme une grave injustice dont je me suis rendu coupable envers lui. Je lui demande pardon. Il aura été un maître tel que je n'en ai jamais plus rencontré après avoir quitté sa classe. Un trésor de patience avec les petits morveux que nous étions. Il faut vous dire qu'il poussait le don de lui-même jusqu'à "torcher" ceux d'entre nous qui avaient "fait" dans leurs culottes. A onze ans j'eus la fierté de passer dans la classe de Monsieur Vinette, le directeur de l'école, qui préparait les élèves au concours d'entrée au Cours Complémentaire et au Certificat d'études primaires. uploads/Geographie/ d-x27-azouza-a-alger.pdf

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