Conjoncture 187 Depuis des mois, le débat fait rage autour du dernier des grand

Conjoncture 187 Depuis des mois, le débat fait rage autour du dernier des grands projets du président sénégalais Abdoulaye Wade : le monument de la Renaissance afri- caine 1. Les médias nationaux et interna- tionaux ont exprimé leur effarement quant à la magnitude du projet. Conçu pour rivaliser avec la statue de la Liberté, ce monument de 52 mètres de haut, qui représente une famille africaine, se tient maintenant sur la péninsule de Dakar, le point le plus occidental de l’Afrique, allégorie de la renaissance du continent après des siècles de domination, de crise et de pauvreté. Il a été inauguré le 3 avril 2010, veille de la célébration du cinquantième anniversaire de l’indépen- dance du pays, au cours d’une cérémonie qui a rassemblé une vingtaine de chefs d’État africains et Jean Ping, le président Ferdinand de Jong et Vincent Foucher La tragédie du roi Abdoulaye ? Néomodernisme et Renaissance africaine dans le Sénégal contemporain Christophe : « À ce peuple qu’on voulut à genoux, il fallait un monument qui le mît debout ! Le voici ! Surgie ! Vigie ! » Aimé Césaire, La Tragédie du Roi Christophe La veille des célébrations du cinquantième anniversaire de l’indépendance, le président Abdoulaye Wade a inauguré le monument de la Renaissance africaine. Construit pour rivaliser avec la statue de la Liberté, le Monument a été l’objet de multiples controverses. Si on peut aisément le critiquer comme un éléphant blanc supplémentaire, il trouve son sens dans le contexte plus large de l’ambitieuse politique néomoderniste et panafricaine menée par Wade. Sont également discutées ici les controverses que le Monument a suscitées, en particulier la façon dont les attributs formels de la statue sont devenus l’objet de débats à l’échelle nationale quant à sa validité ou son invalidité morale. Il faut peut- être regarder le Monument moins comme un nouveau fétiche d’État que comme le point d’articulation de débats entre des subjectivités disputées. 1. Nous voudrions remercier Christina Riggs, Simon Dell, Marie-Pierre Sène et les deux lecteurs anonymes de Politique africaine pour leurs suggestions généreuses. Conjoncture 188 de la commission de l’Union africaine. Au cours de cette cérémonie, la com­ pagnie théâtrale nationale a donné une représentation de La Tragédie du Roi Christophe, une pièce d’Aimé Césaire (1963) qui traite des folies politiques d’un dictateur postcolonial. La représen­ tation, jugée trop longue, a été interrompue pour passer à la cérémonie propre­ ment dite. Dans sa célèbre analyse de ­ l’esthétique postcoloniale de la vulgarité, Mbembe décrit la postcolonie comme « une plu­ ralité chaotique » mais il la caractérise aussi comme dotée « d’une cohérence interne, de systèmes de signes bien à elle, de manières propres de fabriquer des simulacres 2 ». Le monument de la Renaissance africaine est de fait un énorme simulacre. En incarnant une idéologie qui s’est largement diffusée sur le continent dans les années 1950, cette statue recycle le panafricanisme d’un vétéran octogénaire du modernisme. Monument dressé aux dix années de pouvoir de Wade, la statue donne chair à la prétention de celui-ci à être le primus inter pares des gouvernants africains. Le Monument est un fétiche postcolonial par excellence – par une sorte de magie, il vise non seulement à marquer la ­ transformation du continent, mais bien à­ susciter cette transformation, une trans­ formation à sa mesure : colossale. Cependant, si ce simulacre monumental témoigne bien d’un « art spécifique de la démesure » que Mbembe identifie comme typique des régimes postcoloniaux 3, c’est précisément cet excès qui n’en finit pas de faire débat dans la sphère publique sénégalaise. Les controverses à propos du Monu- ment ont en effet mobilisé les Sénégalais à travers tout le pays et au-delà : lors de discussions aux coins des rues, dans les cars rapides, dans les journaux natio- naux et sur les sites Web transnationaux. Face à cette contestation, le Président a lancé des initiatives pour défendre sa légitimité. Des réunions d’explication ont été organisées au bénéfice des intel- lectuels mais aussi des habitants du quartier où la statue est construite. Un numéro spécial du quotidien d’État, Le Soleil, a été publié pour « informer » la population 4. De bien des façons, le Monument est un fétiche à la puissance duquel les sujets de l’État sont appelés à croire. Dans le présent article, tout en analysant le Monument comme un fétiche, une nouvelle idole étatique, nous le traitons comme un écran sur lequel différents segments de la population projettent leurs préoccupations poli­ tiques et morales contradictoires. Après une discussion rapide autour du Monu- ment lui-même, de son histoire et de sa conception, nous discuterons le sens donné au projet par le président Wade, avant de présenter les principales contro- verses qu’il a suscitées dans le débat public. 2. A. Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, p. 140. 3. Ibid. 4. Voir « Monument de la Renaissance : voyage dans la Mamelle du Souvenir », Le Soleil, 12 février 2010, disponible sur <lesoleil.sn>. Politique africaine n° 118 - juin 2010 189 Les colosses et leurs prétentions colossales Dorénavant, en atterrissant à l’aéro- port Léopold Sédar Senghor, les visiteurs verront forcément l’énorme statue qui se dresse sur l’une des deux collines ­ vol­ caniques qui dominent la ville et la péninsule de Dakar 5. Ces collines fournissent une base imposante à une structure impres­ sionnante. Le monu- ment de bronze se compose de trois ­ figures. Un homme robuste occupe le centre, enveloppant de sa main droite la taille d’une femme pour l’entraîner dans un mou­ vement vers l’avant ; de son bras gauche tendu, il soulève un enfant. L’homme mène le corps fragile de la femme en regardant vers le futur. ­ L’enfant est animé, lui aussi, et pointe un doigt en direction de la mer. L’histoire de la conception de la statue est complexe. Abdoulaye Wade affirme avoir eu, dans les années 1980 déjà, l’idée d’une statue symbolisant la réconcilia- tion de l’ Afrique, de l’Europe et de l’ Amé- rique. Le sculpteur sénégalais ­ Ousmane Sow aurait été consulté, et aurait suggéré d’installer deux statues de part et d’autre de l’ Atlantique, se faisant face par-dessus la mer. Quoi qu’il en soit de ce prodrome, Wade aurait consulté, après son élection à la présidence en 2000, le sculpteur ­ parisien d’origine roumaine Virgil ­ Magherusan. Ce dernier, formé à l’Aca- démie des Beaux-Arts de Roumanie, est un sculpteur résolument néoclassique – il a le titre de « peintre officiel » de ­ l’ Armée de terre française, et il semble produire avant tout des chevaux, des soldats et des sujets érotiques. Magherusan a remis un projet au président en 2003. Ce projet a ensuite été retravaillé avec le conseiller et architecte d’Abdoulaye Wade, Pierre Atépa Goudiaby, et avec les sculpteurs de l’entreprise de travaux publics ­ chargée de réaliser la statue, le groupe nord-­ coréen Mansudae Overseas Projects 6. 5. Voir également la photo de couverture de ce numéro. 6. Voir Agence de presse sénégalaise, « Sénégal : Pierre Goudiaby Atépa appelle à clore le débat sur la paternité du Monument de la Renaissance africaine », 9 septembre 2009. Le monument de la Renaissance africaine, photographié le 17 septembre 2009. Photographe : Bernard J. Noël Conjoncture 190 Malgré l’histoire complexe de la concep- tion de la statue, Wade affirme ses droits sur elle, revendiquant 35 % des bénéfices éventuels du projet. Afin de garantir ses droits, il a, semble-t-il, enregistré sa « propriété intellectuelle » sur le Monu- ment dans différents pays 7. Le chef de l’État comme artiste en chef qui défend ses droits d’auteur, curieux écho sta­ linien dans une époque néolibérale ! Il faut enfin mentionner la question du financement de la statue : si le Monu- ment entend célébrer la marche vers la lumière de l’Afrique, son financement semble avoir été une affaire bien ­ obscure. Pour cette réalisation d’une valeur de 21 millions d’euros, l’État sénégalais a transféré 27 hectares de terres situés autour de l’aéroport de Dakar et appar- tenant au domaine public à Mbackiyou Faye, un homme d’affaires par ailleurs membre du parti au pouvoir et proche du nouveau khalife général de la confré- rie mouride, un puissant ordre soufi auquel Wade affirme très ouvertement appartenir 8. Faye a ensuite revendu dans des conditions favorables les terres à l’Institution de prévoyance retraite du Sénégal (Ipres), un organisme public, avant de payer l’entreprise nord-­ coréenne. La nature controversée de cet arrangement financier et l’insistance de Wade à affirmer que la statue n’avait rien coûté à l’État (27 hectares de terrain dans une zone urbaine aussi dense que Dakar n’auraient pas de valeur ?) ont suscité les commentaires de la presse, mais aussi ceux de certains bailleurs de fonds du pays, qui ont un temps menacé de sus- pendre leur aide 9. Peut-être à cause des origines variées de ses concepteurs, la statue est un curieux hybride de références icono­ graphiques. Elle est indubitablement de style réaliste-socialiste et porte la marque de ses co-concepteurs roumain et nord-coréens. uploads/Geographie/ de-jong-amp-amp-foucher-la-tragedie-du-roi-abdoulaye.pdf

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