Insaniyat, n°10, Janvier-Avril 2000 Qui es-tu ? J’ai été dit. De la destruction
Insaniyat, n°10, Janvier-Avril 2000 Qui es-tu ? J’ai été dit. De la destruction de la filiation dans l’Etat civil d’Algérie ou éléments d’un onomacide sémantique. Farid BENRAMDANE* L’Algérie, Terre et Personne La question de l’Etat civil en Algérie (et non algérien, entendons-nous bien !), pose la problématique de la généalogie et de la filiation dans notre pays. Il nous semble que, dans une société en crise comme la nôtre, il s’agit moins prioritairement de s’attarder à penser un futur, à (ré) inventer une modernité que de réactualiser des tranches du passé «refoulé». Question cruciale, périlleuse diront d’autres, néanmoins incontournable si nous imaginons un instant que l’Etat civil actuel continue la représentation mentale de la filiation coloniale française. Il est même la représentation symbolique de la non-filiation, cristallisée par deux paradigmes de refondation, à la même période, de la personnalité algérienne par l’administration et l’armée françaises coloniales, la Terre et la Personne : ler Senatus Consult et la loi sur l’Etat civil (1882). Nous voudrions proposer dans cette contribution quelques éléments de synthèse toute provisoire d’une réflexion que nous menons sans discontinuer depuis quelques années sur les questions liées à l’usage des noms propres dans notre société, des noms de lieux (toponymes) ou de personnes (anthroponymes). Dans le cadre de cette réflexion, il nous a semblé que la triangulation personne / temps / espace, correspondant au cadre de développement des repères référentiels de type identitaire, cristallisés dans nos noms propres de manière générale, peut servir d’argumentation en matière d’histoire dans ses dimensions religieuses, symboliques, linguistiques, en somme culturelles et interculturelles les plus fécondes. Le nom propre algérien : symbolique d’une fracture * Enseignant, Université de Mostaganem / Chercheur - associé CRASC. 79 Insaniyat, n°10, Janvier-Avril 2000 C’est probablement dans ce travail de «proximité» identitaire - rien n’est en fait n’est plus banal, intime, identificatoire et significatif qu’un prénom, un nom de famille, de tribu, de saint par lequel jurent nos concitoyens- qu’il est possible d’interpréter les pratiques langagières berbères ou arabes populaires, c’est-à-dire, de forme hybride, berbéro-arabe et leur ancrages, les consciences et leurs représentations, les stratégies et leurs validations dans le présent et le vécu, mais néanmoins orienté vers le passé. Le nom propre algérien, dans le cadre d’une sémiologie générale et d’une pédagogie historique, reste dans la réflexion sur une définition d’une hiérarchisation logique des priorités, d’un intérêt indéniable dans la mesure où l’identité tout court passe, forcément, chez beaucoup et à juste titre, par l’identité onomastique (onomastique : nom propre). Comment sont construits historiquement les noms propres algériens ? Quels choix porteurs ont déterminé dans le passé les représentations suivies et qu’en est-il aujourd’hui ? Les noms propres algériens de lieux ou de personnes réconcilient-ils les Algériens avec eux-mêmes ou resteront-t-il indéfiniment la marque indélébile de refoulés historiques qu’il faudrait assumer et réactualiser pour le bien-être du sujet algérien ? Sur un plan symbolique, quels sont les stratégies de production mises en place dans ce contexte et quelles sont les politiques linguistiques onomastiques élaborées par les pouvoirs publiques jusqu’à présent pour la construction de l’environnement cognitif de dénomination de l’Algérien. Le point de départ de cette réflexion est alimenté par la réaction des locuteurs algériens dans le cadre de nos recherches sur le terrain, sur justement leur état identitaire à partir des données onomastiques. S’interroger de la sorte, c’est non seulement se questionner sur la pertinence scientifique de telles recherches, mais se demander dans quelle mesure la connaissance, la «gestion» des noms propres est superposable à celles des rapports historiques, culturels, sociaux et dans quelle proportion, on peut remédier au déficit structurel identitaire aussi bien berbère qu’arabe algérien contenu dans l’Etat civil et même dans le lexique des noms de lieux en Algérie1. Il est peut-être étonnant de dire que l’identité onomastique algérienne est historiquement et linguistiquement parlant une entité éclatée : la même descendance est contenue dans des patronymes différents ou fragmentaires, dans le meilleur des cas, dans des transcriptions graphiques différentes, exemple : Benhocine, Belhocine, Belhoucine, Benhoucine, Belhossine, Belhoçine, Belhouçine, Belhoucine, Belhucine, Bellehoucine, etc. 1- Décret du 07 mars 1981, portant établissement d’un lexique national des noms de villages, villes et autres lieux. 80 Insaniyat, n°10, Janvier-Avril 2000 Une «dénationalisation» par les noms propres de personne Nous pouvons aborder ces questions et bien d’autres, beaucoup plus pratiques et d’actualité, liées à la transcription française ou francisée, arabe ou arabisée des noms algériens, dans aussi bien les documents de l’état civil que juridiques, comptables, fiscaux, cadastraux, etc. La configuration actuelle de la transcription des noms propres algériens contenue dans les documents officiels est le prolongement de la gestion coloniale de l’identité onomastique algérienne. Nous essayons depuis un certain temps de soumettre à notre réflexion les niveaux structurants d’analyse et d’intervention, insoupçonnées et insoupçonnables, nous semble-t-il jusqu’à présent, de la part de l’administration coloniale et même de manière consciente ou inconsciente, de notre administration, dans la «dénationalisation» du peuple algérien. C’est pour dire en même temps, quels sont les paradigmes sur lesquels ont été conçues historiquement l’attribution et la transcription des noms propres algériens, dans le domaine anthroponymique et toponymique ? Il est évident que nous fassions référence à la loi de formation de l’Etat civil de 1882, précédée de la loi de 1873 sur la propriété individuelle qui imposait l’adjonction d’un nom de famille aux prénoms et surnoms sur lesquels est antérieurement connu chaque indigène déclaré propriétaire, c’est-à-dire d’une rupture dans les modes traditionnels de nomination algérienne, par l’obligation et la généralisation du patronyme (23 mars 1882). La tradition de nomination traditionnelle algérienne, de souche berbère ou arabe, était différente du système français, patrilinéaire et matrilinéaire (touareg) pour la première, plus complète et systématique pour la deuxième sous la forme suivante : ism, alam , kunya, laqab, nisba. Prenons un exemple : Abd al Rahmân Abou Zayd Walî al Dîn Ibn Khaldoûn al Tûnsî. Sa filiation est marquée par Ibn Khaldoûn. L’on pourra rétorquer que le système était archaïque, non économique et que la loi de 1882 a introduit une certain rationalité dans le système de nomination par l’imposition du patronyme. L’identification des personnes est certes beaucoup plus aisée avec le patronyme ou nom de famille, dénomination dès lors commune et juridiquement invariable à toute une famille et sa filiation. C’est, cependant, moins la validité intrinsèque de ce nouveau système de nomination qu’il faut analyser que les conditions de son imposition, unique dans l’histoire ancienne et moderne du colonialisme ; le seul à avoir travaillé à un double niveau de la conscience dans un objectif de dislocation identitaire, comme nous tenterons de le démontrer plus loin. Pour montrer le degré de détermination de la violence symbolique contenu dans le dispositif de déstructuration/restructuration du champ onomastique algérien, prenons l’exemple du patronyme français. Ce dernier a connu une évolution naturelle parcourant une trajectoire d’un développement historique d’une durée de... dix siècles pour s’imposer comme catégorie de nomination. 81 Insaniyat, n°10, Janvier-Avril 2000 En Algérie, il a été réalisé... «en 13 ans à peine», souligna Louis Milliot 2, en 1937. Au Maroc, l’institution du patronyme date seulement des années 1950 (dahir du 8 mars 1950 pour les sujets de sa majesté), obligatoire d’abord pour les bénéficiaires des allocations familiales. En Tunisie, c’est le décret beylical du 30 juin 1925 qui amorça la réforme, sans pour autant que soit supprimé l’usage de la nomination traditionnelle, ex : Ali ben Ahmed ben Amor Bouderbala3 . Les patronymes algériens : du système de transcription graphique à la dénégation nominative Devant la forte résistance des Algériens, la loi prévoit, entre autres, que le nom choisi sera celui de la parcelle de terre. Mais, c’est dès 1865, officiellement, que fut posé le problème de la transcription des noms algériens (lettre de l’Empereur de France) par l’élaboration d’un système de correspondance phonétique. En 1868, l’imprimerie impériale publiait sous la direction d’un interprète militaire, devenue plus connu par la suite, De Slane, le premier fascicule consacré aux noms de personnes et de lieux contenant près de 3000 noms, dont la graphie continue jusqu'à présent à influer sur l’orthographe des noms algériens. Malgré ces dispositions, les fantaisies se multiplièrent dans la transcription des noms algériens et cela, en dépit des «desiderata » en 1946 des géographes de l’Institut National de Géographie4 et en 1948, des linguistes de l’Institut d’Etudes Orientales d’Alger5. Aucun système ne fut en définitive institué et c’est l’usage des administrations qui l’emporta en définitive. Les conditions dans lesquels fut établi l’état civil à partir de 1882, peut expliquer l’hétérogénéité des transcriptions graphiques, qui sont dues, selon Ageron (1968), à «ces commissaires recrutés dans cette catégorie d’hommes promus tour à tour géomètres, commissaires-enquêteurs, topographes, agents d’affaires, la plupart d’ex-sous-officiers écartés de l’armée, étaient de médiocres bons à tout et propres à rien...,6. Cette opération mené par un tel personnel prit des proportions extrêmes et inimaginables : devant le refus des Algériens de se soumettre aux règles d’un nouveau système onomastique. : la «collation» des noms fut «systématique», «allant jusqu’à attribuer des noms français d’animaux ; d’autres, meilleurs arabisants les noms arabes d’animaux, les noms grotesques ou uploads/Geographie/ de-la-destruction-de-la-filiation-dans-l-x27-etat-civil-d-x27-algerie-ou-elements-d-x27-un-onomacide-semantique 1 .pdf
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- Publié le Aoû 04, 2021
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