De Saint-Domingue à Haïti : Vivre de nouveau ou vivre enfin !1 Introduction En
De Saint-Domingue à Haïti : Vivre de nouveau ou vivre enfin !1 Introduction En passant de Saint-Domingue à Haïti, la population convertit une « île à sucre » ou une « île plantation » en une société intégrée, orientée vers la satisfaction de ses besoins. La colonie française de Saint-Domingue n’est pas à proprement parler une société où l’on produit du sucre et d’autres denrées tropicales, mais le lieu où se rencontrent ceux qui investissent dans cette production et ceux que ces derniers recrutent, généralement contre leur gré, pour participer à cette aventure. Ce n’est pas Saint-Domingue qui choisit, pour ses besoins, de cultiver la canne à sucre et les autres denrées, mais la culture de ces denrées qui force une sorte de contrôle et d’organisation sociale coloniale. Celle-ci est un ensemble artificiel que projette l’État pour satisfaire son développement commercial. La vie sociale bourgeonne dans la colonie à partir des efforts de la population pour l’habiter, très souvent en contredisant les menées de l’État frontalement.2 La production en plantation, et particulièrement en plantation de canne à sucre, est inconcevable sans l’esclavage, là où sont disponibles des opportunités plus alléchantes de vie. Pour apprécier l’organisation sociale qui se tisse autour de cette aventure, il convient de ne pas confondre la catégorie sociale esclave avec la personne de l’esclave. Il y a un esclave dans le Code Noir, et un autre qui déambule par les sentiers des plantations et entre les rangées de cannes. Pour rapprocher ces deux réalités, l’État fait des investissements considérables, qui se terminent avec l’expédition confiée au général Leclerc. Aussi, les colons se réfèrent-ils, sans contradiction dans les termes, aux esclaves rebelles ou encore à une éventuelle révolution d’esclaves, parce que leur toute-puissance les invite à prendre leurs objectifs sociaux pour des faits acquis. Mais Mackandal, par exemple, qui, durant dix ans, se ballade dans la montagne, n’est un esclave en fuite que pour son maître, le Normand de Mézy, et ses héritiers. L’observateur, s’il prétend sauvegarder une certaine retenue scientifique, note que Mackandal se déplace les armes à la main parce qu’il n’accepte d’être la propriété de personne. Son comportement, tel que le rapporte le Normand de Mézy lui-même, témoigne de la réalité de tous les 1 Version française du prologue “From Saint-Domingue to Haiti: To Live Again or to Live at Last”, The World of the Haitian Revolution, David Geggus and Norman Fiering Ed., Indiana University Pess 2008. 2 Toutes les couches sociales : « grands Blancs », « petits Blancs », Mulâtres et Noirs, planteurs, commerçants, affranchis et libres, se plaignent. Quant aux captifs, qu’il suffise de rappeler les instructions de Napoléon à Leclerc, qui considèrent le massacre pur et simple d’une population qui prétend, de son propre chef, défendre sa liberté. jours plus solidement que les souhaits et les intentions du Code Noir et de l’État. Un regard, le moindrement objectif, ne privilégie pas les appréciations du Normand de Mézy et de l’État colonial sur ceux de Mackandal. Ces remarques préliminaires continuent les observations de deux aînés,1 introduisent les conséquences pour l’étude empirique de l’histoire d’Haïti, d’une vision formulée il y a plusieurs décennies déjà. L’on obtient de cette approche sociologique un récit différent des discours traditionnels sur la société haïtienne. Le marché d’esclaves est la première institution des temps modernes où s’achète et se vend massivement la force de travail. L’on peut dire que la nation haïtienne naît sur la place du marché de main-d’œuvre de la plantation. Depuis deux siècles, la Traite des Noirs, qui préside à sa naissance, est condamnée ; un demi-siècle plus tard, l’esclavage cesse dans tous les pays d’être la formule principale d’embauchage de la main-d’œuvre. Néanmoins, l’achat et la vente de la force de travail demeure l’épine dorsale de la vie économique internationale. Avec ce trafic, survivent plusieurs valeurs justificatrices de la Traite des esclaves, de même que l’axe principal de la géographie économique mondiale, à savoir, la division internationale du travail. Du fameux XVe siècle jusqu’à nos jours, la population de l’île d’Haïti est la plus méprisée du genre humain, quelles que soient ses réalisations. Dans l’Haïti contemporaine, nul ne semble vouloir acheter de la main-d’œuvre, sa qualité étant d’une infériorité exemplaire. L’on ne se demande pas pourquoi le pays offre encore ces « ressources humaines » que personne ne souhaite acquérir. L’on ne cherche pas non plus à savoir si Haïti est fille des valeurs et des institutions occidentales qui accompagnent la mise en place du marché du travail. La nation haïtienne est peut-être une réponse à la Traite des Noirs et à l’économie occidentale, une certaine interpellation de la civilisation « mondiale ». Au cours de son histoire, elle ne fait peut-être que tenir compte de la présence gigantesque de la civilisation occidentale, sans pouvoir ou peut-être même sans désirer s’y diluer. De 1790 à 1804, la population de l’île se réduit d’environ un demi-million de personnes à 300 000 âmes. La Révolution coûte cher en vies humaines. Par la suite, ses résultats sont inouïs et se doivent aux caractéristiques particulières du processus de rupture avec l’Occident. Les acteurs et 1 Sydney W. Mintz, Sweetness and Power, the Place of Sugar in Modern History, New York, Viking Penguin Inc., 1985, Chapter 2, Production, p. 19 et suiv. Voir particulièrement la p. 42, la citation de John Stuart Mill “These are hardly to be looked upon as countries, carrying on an exchange of commodities with other countries, but more properly as outlying agricultural or manufacturing estates belonging to a larger community”. Octavio Ianni, As metamorfoses do escravo, Apogeu e crise da escravatura no Brasil Meridional, São Paulo, Difusão Européia do Livro, 1962, p. 233 et suiv. 2 témoins de ce processus de transformation n’enregistrent pas ses nouveautés. Les documents qu’ils laissent ne révèlent la face cachée du pays qu’après une critique serrée pour découvrir sous leurs témoignages des traits qui, vu les opinions acceptées dans la communauté internationale, échappent à leurs observations immédiates. Les réflexions qui suivent prétendent revisiter le passage de Saint- Domingue à Haïti. 1.- La création de l’esclave Le marché de la main-d’œuvre, connue à l’époque comme la Traite des Noirs ou la Traite des esclaves, est l’institution occidentale qui détermine les rythmes de vie des captifs. Les rigueurs du comportement exigé des jeunes séquestrés dérivent des principes de ce marché et de la cadence de son approvisionnement. Ces principes recteurs font d’eux des marchandises, emballées, pour ainsi dire, dans des concepts dont ils n’expérimentent pas la raison d’être ni la rationalité. Ils deviennent soudainement des « Noirs », c’est-à-dire des personnes qui, de par leur couleur, se situent dans les bas-fonds de la société et sont vouées au service « des visages pâles », suivant l’expression des Amérindiens de l’hémisphère nord. En d’autres mots, les premières années de vie de ces jeunes adultes, les plus importantes pour le développement personnel de tout individu, disparaissent dans l’esprit des opérateurs du marché de travail. Rien qui soit propre aux êtres humains ne distingue les Noirs les uns des autres. Ils n’ont plus une langue à eux. Ils n’ont plus de coutumes ni de traditions à respecter. Ils figurent dans la comptabilité des négriers, classés parfois à partir de leur ethnie, parfois à partir de la région où ils sont capturés, parfois à partir du port où ils sont embarqués. Le teneur de livres des bateaux ou des plantations vend ou achète un produit standardisé ou, du moins, un produit qu’il se charge de standardiser. Ainsi, une fois insérés dans le marché du travail, les captifs déportés en Amérique sont censés perdre toute histoire antérieure à leur déportation. Leur vie dans des villages, des clans, des nations diverses est dépourvue d’importance et même de signification. L’historiographie traditionnelle retient que ces déportés deviennent, après la déclaration d’émancipation générale par Sonthonax, des nouveaux libres! En effaçant leur vie antérieure au passage de l’Atlantique, l’historiographie est à son aise pour observer une société haïtienne qui naît de la colonie française de Saint-Domingue, qui se développe à partir des semences plantées par celle-ci et qui n’a d’autre vocation si ce n’est de reproduire les leçons apprises. Tout un monde de relations sociales, qui fourmillent en deçà des 3 horizons perceptibles aux puissances européennes, s’évanouit et disparaît des pages des manuels d’histoire. La Traite des Noirs ou la Traite des esclaves est un projet de la France qui se déroule le long de La Route de l’esclave.1 La marchandise trafiquée est étiquetée « esclave » à sa capture ou à son acquisition. Le processus de transformation de ce captif en esclave créolisé, puis en esclave créole, et qui rétro alimente l’activité commerciale la plus lucrative de l’époque, n’est pas enregistré. Il s’agit de convertir un sauvage en un être utile à la civilisation. Le processus est accepté implicitement comme nécessaire, naturel et normal. Suivant le vocabulaire contemporain, il peut être perçu comme la préparation des ressources humaines qu’exige le développement économique, une fonction normale de l’État de pourvoir à « l’éducation » de la population ! La différence uploads/Geographie/ de-saint-domingue-a-haiti-jean-casimir.pdf
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- Publié le Jui 02, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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