Didier Anzieu, 1966: «Oedipe avant le complexe ou de l’interprétation psychanal
Didier Anzieu, 1966: «Oedipe avant le complexe ou de l’interprétation psychanalytique des mythes»[1] I. LECTURE DE LA MYTHOLOGIE GRECQUE Deux au moins des concepts essentiels de la psychanalyse, le complexe d’Oedipe et le narcissisme, doivent leur nom à la mythologie grecque. Freud a achevé l’invention de la psychanalyse comme science spécifique, différente de la biologie et de la psychologie, en reconnaissant que la névrose, et aussi le devenir humain, se jouent sur le mythe d’Oedipe. Pour le découvrir, il ne suffisait pas d’avoir, comme tout un chacun, lu la tragédie de Sophocle. Il fallait, comme Freud le fit et comme il ne cessa de le recommander aux psychanalystes, être familier de toute la mythologie grecque, avoir des vues sur les autres mythologies, se tenir au courant des progrès de l’archéologie et de l’histoire des religions, des résultats des fouilles, des monuments et des textes significatifs mis à jour, des grandes hypothèses élaborées par les spécialistes pour rendre compte des mythes. A son exemple, essayons de refaire aujourd’hui le travail que Freud a commencé en 1897 et que, jusqu’àMoïse et le Monothéisme, il n’a cessé d’enrichir. Relisons tout d’abord d’un trait la mythologie grecque telle que depuis plus d’un demi-siècle, l’immense érudition des philologues germaniques l’a établie sous une forme sans doute définitive. Notre principale surprise est d’y rencontrer presque à chaque page la fantasmatique œdipienne. Les stades primitifs du complexe d’Oedipe La théogonie grecque selon Hésiode s’ouvre sur un premier mythe – le mythe des origines – dont le caractère proto-œdipien est éclatant. A partir du Chaos, tout commence à prendre un sens lorsque apparaît Gaïa, la T erre substantielle, non cultivée, qui divise le vide universel en trois zones : le milieu, qu’elle détient, l’au-dessus, et l’en-dessous. Gaïa produit plusieurs êtres, dont le premier-né Ouranos occupe la région du Ciel. A l’exception des êtres de la Nuit, engendrés du Chaos et qui vont peupler l’en-dessous, tout ce qui existe va naître du couple primitif et incestueux formé par Gaïa et son fils Ouranos: les dieux et les monstres. Seul le Ciel en effet « couvre » la T erre entière. Lasse de la fécondité perpétuelle à laquelle la condamnent les assiduités de son époux, irritée de la haine que cet époux porte à ceux de ses fils monstres qu’il contraint à vivre emprisonnés a l’intérieur de la T erre, Gaïa demande aide et vengeance à ses fils divins. Le dernier-né Cronos accepte de répondre à son désir. Armé d’une serpe qu’elle lui a donnée, il guette, caché, le commerce sexuel de ses parents, l’interrompt, émascule Ouranos et jette ses organes génitaux. Ainsi Cronos prend à Ouranos devenu stérile la royauté du monde. Ainsi la mère a réalisé deux fois son désir incestueux, d’abord avec Ouranos son premier fils auquel elle s’est unie de façon répétée, ensuite de façon indirecte avec Cronos son dernier fils, qu’elle provoque a voir la scène primitive, à éliminer le rival de la couche maternelle et à châtrer le père. Ainsi commence a courir à travers toute la mythologie grecque cet héritage du désir phallique et incestueux émanant de la T erre maternelle[2] et dont le sens après de multiples et d’infinies variantes, sera, terme humain des avatars divins, proféré en langage clair par un héros légendaire, Oedipe. Plus jamais la castration réelle ne se manifesta chez les dieux[3] : Ouranos est le seul d’entre eux à la subir, comme ce Vieux de la Horde primitive, dont Freud a forgé le mythe dans Totem et Tabou, aurait été réellement tué et dévoré par ses fils. Mais les substituts symboliques de la castration sont dès lors repérables : jeter d’en haut, couper, crever, prendre la place et le pouvoir. Dès lors aussi l’oracle, à bien des héros et des dieux males auxquels il parle, répètera le même avertissement, la même malédiction : le mâle est voué à la stérilité ; s’il la transgresse, de lui naîtra un fils qui le tuera. Désormais au désir œdipien propre à la mère s’ajoute, dans l’histoire mythologique, la crainte et la menace œdipiennes propres au père. Le sang mêlé de sperme d’Ouranos émasculé, en retombant sur la terre, engendre les Erinyes, déesses de la Vengeance ; en retombant sur l’écume de la mer, il suscite la naissance d’Aphrodite, déesse de l’acte d’amour et de la procréation. Ainsi, pourrait-on traduire, le désir de châtrer le père appelle la retaliation, en même temps que le dépassement de cette crainte conditionne l’accès à la génitalité. Cronos épouse une de ses sœurs, Rhéa, mais la malédiction de la mère, à qui il a refuse de délivrer ses frères souterrains emprisonnés, désormais le menace : tu seras détrôné par un de tes fils, comme tu as détrôné ton père. Cronos recourt à une parade : il dévore au fur et à mesure ses nouveau-nés[4] : la dévoration des enfants par le père ou par des bêtes sauvages auxquelles il les a exposés – forme première et radicale de la castration – désormais scandera le destin de nombreux héros mythiques. Ceux qui échapperont à ce danger essentiel épuiseront leur vie en des exploits destine à effacer vainement la cicatrice, conquérants fabuleux qui connaîtront toujours une fin tragique et prématurée. Ces morts prématurés envient les vivants et leur sont dangereux. Par ailleurs la vengeance la plus terrible des femmes délaissées, des frères dépossédés sera de servir à manger à un homme la chair de ses propres enfants. Rhéa et Gaïa dissimulent à Cronos son sixième descendant. Elevé en Crête secrètement par la nymphe Amalthée, pendant que les Courètes, par leur danse guerrière bruyante, étouffent ses cris, Zeus le dernier-né accomplira l’oracle et prendra à son tour la place et le trône du père qu’il n’a pas connu. Pour cela, sa première compagne, Métis, c’est-à-dire la Prudence, une Océanide, lui procurera la potion qui fera vomir Cronos et restituera les cinq aînés à la vie. La croyance en une naissance orale des enfants est bien ici liée à l’idée que le père vole les enfants à la mère pour les avaler et les détruire. Après avoir vaincu les géants et les monstres, emprisonné Cronos et pris la royauté du monde, Zeus à son tour est marque du même signe : maudit par Cronos et Gaïa, qui prédisent qu’il aura de Métis une fille mais aussi un garçon qui le détrônera, il utilise avec succès la parade qui a échoué chez Cronos. Lui qui a failli être avalé par Cronos, il avale Métis dès qu’elle est enceinte de leur premier enfant, une fille. Celle-ci est des lors portée par son père, du crâne duquel elle naît, toute armée, Athéna vouée a l’intelligence et a la virginité. La possibilité d’un fils Parricide est ainsi niée dans l’œuf. Le complexe d’Oedipe paternel prend des lors dans la mythologie grecque une double signification durable. D’une part, le père veut garder sa fille vierge[5], ce qui est une façon de la garder pour lui, comme objet imaginaire de son désir, et de prévenir toute venue au monde d’un petit- fils qui le tuerait. Voilà pour le tabou de l’inceste. D’autre part, le père désire engendrer un fils en qui il se continue, tout en e. redoutant d’avoir à lui céder la place : voilà pour la stérilité. Pourquoi la parade dévoratrice qui a échoué chez Cronos réussit-elle à Zeus ? La dévoration a changé de sens : Cronos dévore le mauvais objet pour le détruire ; Zeus introjecte le bon objet pour le préserver. Par ailleurs, Zeus déjoue les oracles, au lieu de les accomplir en transgressant les interdits qu’ils profèrent : par la suite il courtise la belle Thétis, mais, averti par l’oracle (ou selon d’autres variantes, par Prométhée) que le fils de Thétis serait plus puissant que son père, il renonce a l’épouser ; elle se mariera à Pélée, un mortel, et leur fils Achille sera un autre exemple de héros à vie courte. Mais le destin veille, c’est-à-dire que le retour du refoulé nécessairement s’accomplit. Après avoir eu de nombreuses épouses successives, qui lui ont permis d’achever de peupler le monde des dieux, Zeus revient à son premier amour, lui que sa mère n’a point élevé, à sa sœur Héra, avec laquelle, selon la tradition, il a connu de longues fiançailles commencées dès le temps où Cronos régnait encore sur le monde. Zeus vint à bout des refus prolongés de sa sœur en lui pro mettant de la tenir pour épouse unique et légitime. Chaque année, d’ailleurs, la déesse, par un bain sacré, recouvrait la virginité[6]. Le mariage de Zeus et d’Héra, disent les historiens de la religion, qui négligent son caractère incestueux, revêtait une importance religieuse considérable : « il avait la valeur d’un acte cultuel dont dépendait la fécondité du monde ». Au psychanalyste, il importe bien plus de considérer quels ont été les fruits de l’inceste. Zeus et Héra donnent naissance a deux filles, assez anodines, et a un unique fils, dont le symbolisme et la descendance méritent qu’on s’y arrête un moment : Arès, le dieu uploads/Geographie/ didier-anzieu-oedipe-avant-le-complexe.pdf
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- Publié le Mar 21, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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