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Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 1 1/3 Avant de lancer la grande invasion, Poutine a imposé sa vision néo-impériale PAR FRANÇOIS BOUGON ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 24 FÉVRIER 2022 Vladimir Poutine dans son bureau à Novo-Ogarevo, en 2006. © Photo Dmitry Astakhov / Sputnik via AFP Ces dernières années, le président russe a imposé un roman national, dans lequel Moscou est victime des Occidentaux qui instrumentalisent l’Ukraine, berceau historique de la «Grande Russie». Il y a recours pour justifier l’invasion de son voisin. Xi Jinping et Vladimir Poutine sont tous deux alliés comme au bon vieux temps de la guerre froide. Ils l’ont d’ailleurs mis en scène en marge de l’inauguration des Jeux olympiques d’hiver de Pékin début février. Tous deux se piquent aussi d’être historiens, non pas à leurs heures perdues pour satisfaire une soif de connaissances désintéressées, mais au service de leurs ambitions impériales. L’histoire s’inscrit donc dans leurs projets politiques, à tel point que ne pas adhérer à la version officielle héroïque établie par Pékin et Moscou peut conduire les historiens de formation en prison et aboutir à la dissolution de l’association Memorial. L’écrivain Michel Eltchaninoff, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine, souligne ainsi que la nouvelle Constitution de 2020, dans son article 67, dispose que la vérité historique doit être protégée, en préservant les idéaux et la foi en Dieu légués par les anciens. Vladimir Poutine dans son bureau à Novo-Ogarevo, en 2006. © Photo Dmitry Astakhov / Sputnik via AFP Dans ce contexte, l’agression militaire contre l’Ukraine a été précédée par une longue réécriture de l’histoire, que Poutine n’a cessé de mener toutes ces années jusqu’à en présenter la quintessence par écrit l’été dernier – dans un article intitulé « De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » – et à l’oral lundi dernier, deux jours avant l’offensive militaire russe contre son voisin. L’Ukraine, berceau de la Russie Lundi soir, donc, pour annoncer la reconnaissance des deux républiques séparatistes de Donetsk et de Louhansk, dans l’est de l’Ukraine, prélude à l’invasion du pays, Vladimir Poutine a souligné la place spéciale que tenait l’Ukraine pour la Grande Russie qu’il souhaite rebâtir. « Je tiens à souligner une fois de plus que l’Ukraine n’est pas pour nous un simple pays voisin. Elle fait partie intégrante de notre propre histoire, de notre culture et de notre espace spirituel. Il s’agit de nos amis, de nos parents, non seulement de nos collègues, amis et anciens collègues de travail, mais aussi de nos parents et des membres de notre famille proche. Depuis les temps anciens, les habitants des terres historiques du sud-ouest de l’ancienne Russie se sont appelés Russes et chrétiens orthodoxes. Il en était ainsi avant le XVIIe siècle, lorsqu’une partie de ces territoires a été réunifiée avec l’État russe, et après. » Comme il l’avait fait en janvier 2016, Poutine a rejeté sur Lénine la faute originelle – un droit à l’autodétermination des composantes de l’URSS Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 2 2/3 comme l’Ukraine, qui a permis l’éclatement du pays –, alors que Staline s’était déclaré en faveur d’une prééminence de la Russie. Catherine Gousseff, historienne Une fois au pouvoir, a regretté Poutine, ce dernier a certes « mis en pratique ses propres idées sur l’État. Mais il n’a pas introduit les changements appropriés dans les documents systémiques, dans la Constitution du pays, il n’a pas formellement reconsidéré les principes léninistes proclamés de la construction de l’URSS ». Selon le président russe, « l’effondrement de [son] pays uni a été causé par les erreurs historiques et stratégiques des dirigeants bolchéviques, de la direction du Parti communiste, commises à différents moments de la construction de l’État, de la politique économique et nationale ». « L’effondrement de la Russie historique appelée URSS est sur leur conscience », a-t-il asséné. Pour Catherine Gousseff, historienne et directrice de recherches au CNRS, « c’est un discours néo- impérial ». « Poutine veut restaurer la dignité de la Russie, ce qu’elle représente historiquement, et donc restaurer l’empire. C’est ce qu’il suggère, évoquant “l’effondrement de [son] pays”, en affirmant que la Russie historique était alors appelée l’URSS. » « Il y a beaucoup d’incohérences dans son discours, poursuit-elle. Poutine dit que les Ukrainiens devraient appeler leur pays “l’Ukraine de Vladimir Lénine”, mort en 1924. Or l’Ukraine, dans ses frontières actuelles, date de 1945, ce sont deux pays différents. En effet, c’est à l’occasion du Pacte germano- soviétique de 1939 que l’on assiste à l’expansion vers l’ouest de l’Union soviétique et c’est à ce moment- là que les Soviétiques annexent l’Ukraine occidentale pour “réunir” les terres ukrainiennes, selon le mot de Staline. En 1945, l'Ukraine soviétique comprend, en outre, la Bukovine du Nord (annexée sur la Roumanie) et la Ruthénie subcarpathique, qui appartenait à la Tchécoslovaquie durant l’entre-deux-guerres. » L’homme soviétique Dans la vision historique de Poutine, les Occidentaux, menés par les États-Unis, et l’Otan n’ont pour seul objectif que de détruire la Russie en instrumentalisant l’Ukraine. « Le prétexte pour une nouvelle attaque de sanctions sera toujours trouvé ou simplement inventé, quelle que soit la situation en Ukraine. L’objectif est le même : étouffer le développement de la Russie. Et ils le feront, comme ils l’ont fait auparavant, même sans le moindre prétexte formel, simplement parce que nous sommes et ne serons jamais amenés à compromettre notre souveraineté, nos intérêts nationaux et nos valeurs », a-t-il affirmé lundi soir. Ce mode de pensée de Poutine est profondément ancré dans la culture soviétique, souligne Sabine Dullin, professeure des universités et autrice de L’Ironie du destin (Petite Bibliothèque Payot, 2021). « Là où il est soviétique, c’est dans sa vision de la frontière et des États voisins, dit-elle. On trouve l’idée de “frontière épaisse”[renforcer la frontière pour prévenir toute invasion – ndlr], car dans son discours de lundi soir il a réussi à dire que la Russie était attaquée par l'Ukraine. Depuis la guerre civile, depuis l’intervention étrangère, il y a cette vision de la forteresse assiégée, de l’encerclement. Là, ce n’est plus par les capitalistes puisqu’on a perdu l’idéologie communiste. Par ailleurs, les États voisins sont toujours considérés comme des places d’armes des grandes puissances. L’Ukraine n’est pas souveraine, c’est un État fantoche aux mains des Occidentaux. C’est une vision ancrée dans la période soviétique. » Des leçons kenyane et polonaise Face à la logorrhée de Poutine, c’est peut-être dans l’enceinte de l’ONU que l’on a entendu la plus juste des leçons. Elle est venue non pas des ennemis occidentaux mais d’un ancien colonisé, le Kenya. « Le Kenya et presque tous les pays africains sont nés de la fin d’un empire, a déclaré l’ambassadeur du Kenya à l’ONU, Martin Kimani, lors d’une réunion en urgence du Conseil de sécurité consacrée à l’agression russe envers l’Ukraine. Nos frontières n’ont pas été dessinées par nous-mêmes. Elles ont été tracées dans Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 3 3/3 les lointaines métropoles coloniales de Londres, Paris et Lisbonne, sans aucun égard pour les anciennes nations qu’elles ont séparées. » Et de poursuivre : «Aujourd’hui, de l’autre côté de la frontière de chaque pays africain, vivent nos compatriotes avec lesquels nous partageons de profonds liens historiques, culturels et linguistiques. Au moment de l’indépendance, si nous avions choisi de créer des États sur la base de l’homogénéité ethnique, raciale ou religieuse, nous serions encore en train de mener des guerres sanglantes plusieurs décennies plus tard. Au lieu de cela, nous avons convenu que nous nous contenterions des frontières dont nous avons hérité, mais que nous poursuivrions l’intégration politique, économique et juridique du continent. Plutôt que de former des nations qui regardent toujours en arrière dans l’histoire avec une dangereuse nostalgie, nous avons choisi de regarder vers l’avant, vers une grandeur qu’aucune de nos nombreuses nations et aucun de nos nombreux peuples n’avait jamais connue. » Une leçon que le professeur Poutine, retranché au Kremlin et entouré d’une garde d’affidés, n’a pas écoutée. Et un pays européen est aujourd’hui de nouveau agressé par un autre et plongé dans un conflit sanglant. Tout cela en raison d’une « dangereuse nostalgie » néo-impériale. Pour comprendre ce qui se déroule sous nos yeux, l’historienne Catherine Gousseff recommande la lecture d’un passage d’un livre d’entretien avec l’historien et ancien ministre polonais des affaires étrangères Bronislaw Geremek (mort en 2008) : « Le rêve joue un rôle très important en politique, car il organise l’imagination et donne sens à l’action. Dans le rêve européen, il y a l’intégration économique et politique mais aussi l’ouverture à l’Est, y compris aux anciennes républiques européennes de l’ex-Union soviétique. La frontière de l’Europe n’a été construite ni par l’histoire, ni par la géographie, ni par la culture. C’est une frontière à l'américaine, une frontière mouvante et qui l’a toujours été. Il faut que la Russie accepte l’idée qu’une frontière n’est pas un mur, une barrière hermétique entre deux civilisations. Mais il faut aussi que nous-mêmes soyons réalistes. La Russie est quelque chose d’autre, la Russie est un empire. uploads/Geographie/ ucrania.pdf
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- Publié le Nov 01, 2022
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