Driss Chraïbi Les Boucs Denoël Driss Chraïbi est né en 1926 à Al-Jadida, au Mar
Driss Chraïbi Les Boucs Denoël Driss Chraïbi est né en 1926 à Al-Jadida, au Maroc. Il a fait des études arabes et françaises, puis des études de chimie à Paris. Il a écrit pendant trente ans pour la radio, notamment pour France Culture. Ce livre est dédié aux immigrés, aux étrangers dans leur propre pays : les Palestiniens de l’Intifada. 11 mai 1989 DRISS CHRAÏBI 1 Copyright 1 In recent years psychiatry has moved more and more in the direction of a conception of ego failure as the basis of mental disorder, and herein lies real hope for scientific advance. WARD C. HALSTEAD. Brain and Intelligence. De bois. De bois blanc. Ceci est une chaise de bois blanc. Quelqu’un ouvrit la porte d’un coup de pied. Je ne vis entrer personne. Je vis un pied, étroit, long, chaussé d’un godillot en peau de vache. Il frappa le sol cimenté – et cela retentit dans les 27 mètres cubes de la pièce comme un coup de fusil – enfonça sa pointe dans le ventre du chat et je vis voltiger une queue de chat raide comme une corde, du talon ferma la porte. — Ho ! voilà la viande. L’éclanche gifla le mur, y imprima son cachet rouge, roula à mes pieds avec un bruit floche. Donc ceci est une chaise de bois blanc. Je m’y assois. — Le boucher m’a dit : et pour vous, Monsieur, ce sera ? Je lui ai dit : ce sera ce morceau de viande-ci. Je lui ai donné un coup de poing et j’ai attrapé le morceau de viande. L’étiquette de celluloïd blanc y était encore fichée – à chiffres rouges : 84. Je l’enlevai, l’épinglai à ma boutonnière, avec la vague idée qu’un jour j’aurais 84 francs pour aller payer le boucher. Mes gestes étaient lents, distraits. — Il a dû appeler Police-Secours, donner un signalement précis de son voleur : Nord- Africain. On l’a certainement attrapé, le Nord-Africain, n’importe lequel, le premier qui a débouché du coin de la rue. Et le boucher s’est écrié : pas de doute, c’est bien lui. Voici donc que je me suis assis – et je regarde. Je le fais avec terreur. Comme si, aveugle, l’on venait soudain de me gratifier d’une paire d’yeux de lynx. Les vitres sont grises d’un matin gris, dehors les arbres sont des squelettes noirs – et, les voyant se tordre dans le vent, j’entends le vent. L’ouïe, je la recouvre aussi. Mais d’une façon imprécise, sans potentiel ni limite de diapason, et je dis, entendant le vent gémir, que voilà un hennissement de cavale. — Il va falloir cuire cette viande, dit Raus. Il est là, debout, n’a pas bougé depuis qu’il est entré. Massif, les joues creuses et la semelle de son soulier – celui-là même qui a ouvert et refermé la porte – imprimée contre cette porte. Tout à l’heure (je sais qu’il est tapi sous la cuisinière) je tirerai le chat par la queue. Il n’a plus que quelques instants à vivre. — Quel arbre dois-je déraciner ? Il faut cuire cette viande. L’autre aussi, en bas, va peut-être bientôt mourir. Mais pour l’instant il n’a pas froid. J’ai tout à l’heure bourré son berceau de fripes, de sacs. Il s’est laissé border sans une plainte, sans un sourire. Il a quarante degrés de fièvre. — Le prunier, non ? Il est stérile depuis deux ans. Et, même s’il ne l’était pas, est-ce qu’un Bicot comme toi ou moi a besoin de prunes ? Je regarde toujours, entends toujours – et ma peur est de réaliser. Si je le faisais, je retournerais en prison. L’air de la liberté, un rayon de soleil, ce qui jadis a été, a pu être mon moi, sont choses à percevoir doucement, timidement, sans hâte ni intensité – seuls mes doigts s’ouvrent, craquent, se referment. — Alors, ce prunier ? Je me levai, marchai sur Raus, sur la porte à laquelle il s’accoudait. Étaient-ce mes yeux ? L’instant d’après, je ne vis qu’une porte nue. Que je rabattis sur moi, dégondai. Je me suis de nouveau assis. Sur ma chaise de bois blanc. Fût-elle de teck ou de raphia, elle non plus ne durera pas longtemps. Combustible. Les vitres sont devenues une sorte de loupe, gigantesque et déformante. Mais elles ont gardé leur grisaille morne. Ou, plutôt, est-ce moi qui ne me suis pas encore réveillé ? L’image qu’elles me donnent du monde extérieur est une figure de ballet. Ciel de plomb, arbres sonores – décor. Où se meut, chienne de vie et vie de Bicot ! je jurerais une marionnette en folie. Les jambes en sont démesurées, les gestes saccadés. Parfois, au terme d’un saut, elles rejoignent les branches d’arbres à l’horizon. Et je me surprends à admettre qu’il ne s’agit là somme toute que de quelques branches plus frénétiques que les autres. Raus, dehors, qui casse la porte à coups de pied. Il n’a que ses godillots pour la réduire en petit bois. Jusqu’à Bicêtre, pas un Chrétien qui consente à nous prêter une hache, une scie. Il n’a que cette porte pour cuire son bout de viande. Dans la maison, il ne reste plus à présent que la porte d’entrée. Les autres sont depuis longtemps au fond du jardin. Un petit tas de cendre – ou ce qu’il en reste : le vent. J’eusse aimé faire plaisir à Raus. Consentir à ce qu’il déracinât le prunier. Mais Simone tient à ses arbres. C’est l’une des raisons pour lesquelles Raus la déteste. Je l’entends dehors qui crache, tousse, sacre. Il a exactement ma peau. Une peau rendue acide par la haine. Ni lui, ni moi ne savons la nature exacte de cette haine. Ni surtout à qui elle s’adresse. J’ai ramassé distraitement le morceau de viande et distraitement le pétris. J’entends le bois qui sous ses pieds craquelle, geint. C’est moi qui geins ou lui (Raus) qui craquelle. Nos âmes saignent en France. Une peau devenue cendre de peau, elle aussi. Si résignée que le poil a refusé, physiologiquement, depuis longtemps d’y croître. Ils avaient si fière allure en burnous et juchés sur leurs chameaux, me disait ce prêtre-ouvrier. Je ne lui ai pas répondu. Je ne sais pas répondre aux insultes. Raus entra, déversa sa brassée de bois. J’attendais qu’il sortît. Je levai les yeux vers lui. Il regardait fixement mes doigts. Entre lesquels jaillissait et rejaillissait avec un bruit d’accouplement un menu hachis de viande rouge. Cinq doigts. Raus en avait déganté la viande. Ils s’étaient laissés faire. Écartés comme des pattes de crabe brusquement écrasé. Il ne me dit pas un mot et je l’entendis sortir. Je ne haussai même pas les épaules. Je savais que tôt ou tard il descendrait manger sa viande – tout près de l’enfant qui se mourait. Et, sans doute – j’ai fait le décompte de mes impossibilités, Fabrice, et je ne puis qu’accepter que tu meures, Fabrice – s’affaler au pied de son berceau et dormir d’un bon sommeil de Bicot. J’en ai marre… laisse-moi tranquille… il faut de tout pour faire un monde… quel monde et quelle vie ? Mes doigts me fascinaient. Encore tout englués de viande, je les ouvrais et les refermais sous le nez du chat. L’odeur du sang l’avait fait accourir. Pas un poil de son pelage, alors qu’il léchait ma main, ne se hérissa. Son instinct n’avait pas à intervenir. Ou était-ce plutôt – donne-moi à manger, étrangle-moi ensuite – la faim sauvage qui l’avait réduit à une carcasse de chat ? Une pendule se mit à sonner. J’en comptai les premiers coups, ignorai ceux qui allaient suivre. Neuf heures ou midi, quelle importance ? Il fallait tuer ce chat. Il avait proprement nettoyé mes doigts. Je les refermai doucement sur son cou. Je crus les refermer sur mon propre cou. Le chat d’un homme pauvre est un luxe. Charité de pauvre. Celui-là, durant deux ans, je l’avais nourri de pois chiches, de promesses et de caresses. Il s’en était parfaitement contenté. Jusqu’à avoir les côtes saillantes – et alors ? il y a quelque part des chats gras. Je l’aimais surtout pour sa solidarité. Dans ce coin perdu de Villejuif, il y avait trente-deux pavillons tout autour du mien. Trente-deux familles qui ne m’adressaient jamais la parole. Et mon chat, les boyaux tordus de faim et le poil malade, pas une seule fois n’y était allé voler. Je serrai un peu plus fort son cou. Le brouillard se mit à tomber, embuant bientôt les vitres. Un courant d’air rasait le plancher, froid, lâche. J’acceptais le froid, le brouillard. La pendule sonna de nouveau. Comme si chaque notion du réel, chaque objet perceptible, il me fallait absolument les retrouver. Dans le drame. Des souris ? Raus en avait pourchassé et écorché quatorze. Et un couple de rats. Certainement pas pour le chat. Un estomac de Bicot digère les souris et les rats. Je me rappelais ce festin de rats. Frits à la poêle dans leur uploads/Geographie/ driss-chraibi-les-boucs.pdf
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- Publié le Fev 05, 2021
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