LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES SOUS L’OCCUPATION ALLEMANDE L’adaptation de Jean
LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES SOUS L’OCCUPATION ALLEMANDE L’adaptation de Jean Dréville En 1942, Jean Dréville (1906-1997) a réalisé une adaptation cinématographique de la pièce d’Octave Mirbeau Les affaires sont les affaires qui vaut bien notre attention, non seulement en raison de ses acteurs, Charles Vanel, Robert Le Vigan et Jacques Baumer, et de sa cinématographie originale, mais aussi, et peut-être même surtout, en raison de sa signification historique, étant un produit culturel français dans lequel s’entremêlent les intérêts politiques, économiques et esthétiques de la France vichyssoise et ceux de l’Allemagne nazie1. Robert Le Vigan Isidore Lechat, du théâtre au cinéma La comédie Les affaires sont les affaires, montée pour la première fois en 1903 à la Comédie-Française, connut un succès énorme, tant en France qu’en Allemagne. Ni les tensions politiques, ni les tensions économiques entre les deux pays ne compromirent le succès de ses représentations. Certes, une grande partie du succès peut être attribuée au fait que les metteurs en scène, des deux côtés du Rhin, étaient sensibles aux goûts et aux demandes du marché. Bien qu’au départ les spectateurs aient pu s’imaginer que ceux-ci étaient restés fidèles au texte original et aux indications scéniques de Mirbeau, ils s’aperçurent assez vite qu’en choisissant leurs acteurs, les metteurs en scène promouvaient une interprétation des personnages qui correspondait au Zeitgeist qui avait cours au temps de la représentation de la pièce. Dans son article « Lechat sur la scène en 1903 et dans les années 30 », Philippe Baron évoque les acteurs français et allemands les plus connus qui jouèrent le rôle d’Isidore Lechat, et il fournit des précisions importantes concernant la réception de leurs interprétations de ce personnage2. 1 Renée Devillers, Jean Dréville, Charles Vanel et Jean Debucourt. Les affaires sont les affaires. [Paris] : Robur, 1942. Je voudrais remercier Manfred Prinz, Gina Reichl et Kerstin Bockmühl-Keck de l’Institut für Romanistik, Universität Gießen, en Allemagne ,de m’avoir donné accès à la copie du film Les affaires sont les affaires de Dréville, qui se trouve dans la collection de la bibliothèque de l’Institut. 2 Philippe Baron, « Lechat sur la scène en 1903 et dans les années 30 », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 206-210. L’intrigue de la pièce tourne autour d’Isidore Lechat, homme d’affaires et parvenu, dont toutes les pensées et toutes les actions sont motivées par son désir ardent de faire du profit. En créant Isidore Lechat, Mirbeau voulait démonter les rouages du système capitaliste et mettre en lumière la corruption de la bourgeoisie, de l’aristocratie et de l’Église catholique. Maurice de Féraudy, acteur de théâtre et de cinéma, qui sera aussi réalisateur par la suite, fut le premier à interpréter ce rôle. Il joua Isidore Lechat pendant près de 25 ans (1903-1925) et il lui doit l’essentiel de sa célébrité. Féraudy ajouta des traits supposés typiques du paysan normand à ce personnage : selon Claude Berton, critique contemporain, Féraudy a donné à Lechat « une tête d’emboucheur normand3 », en le représentant comme roux et solide, spirituel et rusé, et ayant un sens aigu des affaires. À Berlin, dans le Deutsche Theater, le rôle d’Isidore Lechat fut joué pour la première fois par Alfred Bassermann qui, physiquement, était très diffèrent de Féraudy : il était grand et mince et ressemblait au citadin bourgeois sophistiqué, rôle qu’il jouait d’ailleurs dans beaucoup d’autres pièces et films4. Considéré l’acteur allemand le plus reconnu, il était également l’un des premiers à jouer au cinéma, contribuant ainsi considérablement à l’établissement du cinéma comme une forme d’art. En 1930, c’est Emil Jannings, le premier acteur à recevoir un Oscar, qui reprit le rôle d‘Isidore Lechat au Volkstheater de Vienne et au Theater des Westens de Berlin. Comme Bassermann et Féraudy, il était un célèbre acteur de théâtre et de cinéma, incarnant les personnages les plus recherchés. Comme le note Philippe Baron, pendant qu’il jouait Isidore Lechat, il tournait avec Sternberg l’un des premiers films parlants, L’Ange bleu, où il interprétait son rôle le plus célèbre, celui du Professeur Rath. Selon la critique contemporaine, dithyrambique d’ailleurs, son expérience au cinéma eut un effet sur sa représentation d’Isidore Lechat, influençant la qualité de sa voix et son expression mimique5. En outre, la critique soulignait sa capacité de représenter Lechat comme un animal de proie, sauvage et brutal. Jannings, assez costaud et lourd, était capable de jouer Lechat comme celui-ci se voyait lui- même : « Et sais-tu comment on m’appelle ici, moi, Lechat ?... Le Chat-Tigrrre6. » L’interprétation de Jannings devint le modèle pour d’autres acteurs, qu’on comparait à cet acteur allemand extraordinaire. Ce fut notamment le cas de Léon Bernard, qui reprit le rôle d’Isidore Lechat à la Comédie-Française en 19317. L’interprétation de Bernard diffère largement de celle de Féraudy. Avec son accent parisien, sa vigueur physique et sa brutalité, Bernard évoque le héros typique des années 30, l’homme qui, par ses racines, appartient à la classe ouvrière parisienne : « Large et puissant avec des gestes d’ancien portefaix et une voix où perce l’accent des faubourgs, il est bien cette brute vicieuse et cordiale qu’a voulue l’auteur », écrit James de Coquet dans Le Figaro8. Comme Féraudy, Bassermann et Jannings, Bernard a également travaillé pour le cinéma. On voit donc assez facilement qu’en choisissant leurs acteurs, les metteurs en scène répondaient aux conceptions diverses de l’homme d’affaires qui avaient cours à l’époque, que ce soit dans la société française ou dans la société allemande. Bassermann jouait l’homme 3 Cité par Philippe Baron, art. cit. p. 206. 4 Bassermann commença sa carrière d’acteur de cinéma dans le film Der Andere (1912-1913), dans lequel il joue le rôle d’un avocat qui est victime d’un dédoublement de la personnalité. 5 Baron, art. cit., p. 207. 6 Octave Mirbeau, Les affaires sont les affaires, Paris, Fasquelle, [s.d. 1903 ?], p. 52. Pendant le Troisième Reich, Emil Jannings fut reconnu comme « Staatsschauspieler », la plus haute distinction possible pour un acteur dans l’Allemagne nazie. Il devint Reichskultursenator, et, en 1931, président du conseil d’administration de la Tobis. 7 Dans son éloge Émile Fabre décrit l’acteur : « [D]e taille à rivaliser avec les célébrités étrangères, les Jannings, les Laughton ». Voir Baron, loc. cit., p. 207, et le Dossier Rt 5854 du département des Arts du spectacle de la B.N.F.. 8 Cité par Baron, p. 208. d’affaires des métropoles de l’empire allemand, cependant que Jannings était la brute, l’animal de proie, anticipant l’image diffusée par la propagande antisémite des années 30 et 40 pour dénigrer l’entrepreneur juif. Quant aux interprétations françaises, les unes soulignaient le type « paysan rusé », d’autres le type « ouvrier parisien essayant de grimper l’échelle sociale ». Ces diverses interprétations n’ont pas manqué d’influencer l’adaptation de Dréville, qui voulait combler l’écart existant entre les deux cultures, française et allemande, en tournant un film qui n’offenserait personne et qui lui garantirait des recettes. C’est ainsi qu’il déclara avoir décidé de tourner Les affaires sont les affaires, car « [c]’était moins risqué et moins cher9 ». Il comptait en effet exploiter le fait que ses interprètes n’étaient pas seulement des comédiens de théâtre, mais aussi des acteurs de cinéma, qui étaient donc connus par un large public, y compris les classes populaires. Comme nous allons le voir, Dréville construisit le personnage d’Isidore Lechat en lui attribuant des traits de caractère qui étaient mis en avant par des interprètes précédents. Patrick Glâtre considère que Dréville, comme la majorité des réalisateurs français sous l’Occupation, n’avait que trois possibilités pour réaliser un film : ou bien représenter les valeurs promues par le régime de Vichy ; ou bien produire des films de pur divertissement ; ou encore faire des adaptations « de grands classiques de la littérature exemplaires du génie national10 ». Glâtre soutient qu’en adaptant Les affaires sont les affaires, Dréville défendit les valeurs vichyssoises, tout en essayant d’adapter un grand classique de la littérature française, exemplaire du génie national. J’aimerais pourtant faire valoir que Dréville faisait beaucoup plus que cela. Il a, certes, choisi une pièce française lui permettant d’apaiser la censure vichyssoise ; mais il s’agit aussi, en l’occurrence, d’une pièce qui avait connu un énorme succès en Allemagne et dont le message principal était anticapitaliste, où Mirbeau soulignait les similitudes qui existent entre sociétés capitalistes plutôt qu’il ne s’attardait sur les particularités françaises. Ainsi Les affaires sont les affaires fournissait un sujet qui ne semblait guère de nature à susciter des polémiques, surtout si l’on ajoute que le réalisateur était prêt à introduire un certain nombre de modifications. Le succès antérieur de la pièce, en France et en Allemagne, constituait presque la garantie d’une réception favorable par les autorités françaises et allemandes. Dréville lui-même avait des rapports étroits avec l’industrie cinématographique allemande. Il fut l’un des premiers réalisateurs à travailler avec la Continental, filiale de l’UFA, créée par Joseph Goebbels en 1940 comme société cinématographique française financée par des capitaux allemands et dirigée par Alfred Greven. Or Greven, amateur de films français, essayait de recruter les meilleurs professionnels dans l’industrie cinématographique française, uploads/Geographie/ elisabeth-muelsch-quot-les-affaires-sont-les-affaires-quot-sous-l-x27-occupation-allemande-l-x27-adaptation-de-jean-dreville 1 .pdf
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- Publié le Aoû 21, 2021
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