Perspectives de la Sociologie Rurale PAR HENRI LEFEBVRE Un précédent article de
Perspectives de la Sociologie Rurale PAR HENRI LEFEBVRE Un précédent article des Cahiers Internationaux de Sociologie 1 a posé quelques-uns des problèmes de la sociologie rurale. Le moment est venu de dégager les perspectives d'ensemble de cette branche de la sociologie, en présentant - et en soumettant à la discussion - un projet de Manuel ou de Traité. On peut parler d'un «monde» paysan, non pas en ce sens que la réalité paysanne constituerait un << monde » isolé, mais à cause de sa variété extraordi naire et de ses caractères propres. Insistons à nouveau sur un paradoxe (apparent) : cette réalité a été longtemps ignorée, et particulière ment lorsqu'elle dominait quantitativement et quali tativement la vie sociale. Tant que la réalité << urbaine » avec ses institutions et ses idéologies - tant que les modes de production successifs, avec leurs super structures - ont baigné dans un milieu rural, et reposé sur une vaste base agricole, les hommes des milieux et classes dominants ne faisaient guère attention aux paysans. On ne pensait pas plus à eux qu'à son estomac ou à son foie tant que l'on se porte bien! La vie pay sanne apparaissait comme une de ces réalités familières, qui semblent naturelles, et qui deviennent très tard des objets de science. L'aphorisme de Hegel devrait venir en tête de toute méthodologie des sciences sociales : << Ce qui est familier n'est pas pour cela connu. >> 1. • Problèmes de Sociologie rurale, La Communauté paysanne et ses problèmes historico-sociologiques. 1 Vol. VI, 1949. 122 Sociologie Rurale Vérité valable pour les gestes de la vie quotidienne par exemple celui d'acheter ou de vendre un objet quelconque - pour les gestes du travail, pour la vie sociale dans son ensemble, ou encore pour la vie paysanne. Les réalités paysannes sont devenues objet de science à partir du moment où elles ont posé des pro blèmes pratiques. En France, vers le milieu du xixe siècle, le morcel lement des héritages et des terres, le partage des biens, l'exode rural commencent à inquiéter les autorités. La constitution du marché national entraîne un remaniement de la structure agraire : concentration de la propriété, commercialisation et spécialisation de la production. Ensuite les questions posées par le marché mondial, puis par les techniques modernes, se superposent aux premières : protection des prix, rentabilité, introduction du machinisme. Peu à peu, les réalités familières et inconnues sont jugées dignes d'intérêt et d'études scientifiques. Si la sociologie rurale s'est développée aux U.S.A., il est clair que le problème paysan en est la cause, qui préoccupe fortement les gouvernements successifs 2• Actuellement, dans le monde entier, le cc problème paysan» s'est posé ou se pose sous de multiples formes. Un peu partout ont eu lieu ou vont avoir lieu des réformes agraires : démocraties populaires, Chine, Mexique, Égypte, Italie, Japon, Inde, etc., etc. Sans compter les grandes transformations de l'agriculture en U.R.S.S. Bien entendu, ces transformations et réformes ont des caractères profondément différents selon les condi tions et les régimes politiques. Ellès n'en signifient pas moins l'immensité et l'actualité mondiale des pro blèmes agraires. Or, les sociologues sont passés de l'étude des primitifs à l'étude des milieux urbains et industriels 2. Cf. notamment les récents ouvrages de Daniel Guérin et les romans de Steinbeck, Caldvell, etc. 123 Henri Lefebvre en sautant pour ainsi dire par-dessus cette réalité si vaste dans le temps et dans l'espace. En France, l'étude de la réalité paysanne a été commencée par les historiens, par les géographes 3• Mais leurs travaux doivent aujourd'hui être repris, à la fois concrétisés et intégrés à une conception d'ensemble, que seule peut apporter la sociologie considérée comme étude de la totalité du processus social et de ses lois. On ne saurait trop insister sur le fait que les grands ensembles (marché national et mondial, struc tures sociales et politiques) ont contribué puissamment à transformer les structures agraires. Du marché national et mondial sont venues les spécialisations (à l'échelle nationale, nous pouvons prendre comme exemple le vignoble du Midi et à l'échelle mondiale les plantations de café du Brésil). L'organisation sociale et politique, l'action de l'État, les plans - ou les absences de plans, ou leurs échecs - ont agi et réagi sur le moindre coin de terre. Pas un paysan aujourd'hui, même en Afrique ou en Asie, qui ne dépende des événements mondiaux. Mais il ne faut pas moins souligner l'autre aspect de la réalité, contradictoire avec le précédent : l'agri culture traîne des reliquats, des résidus du passé le plus lointain. Et cela spécialement dans les pays non planifiés, arriérés ou sous-développés, c'est-à-dire colo niaux, mais aussi dans les pays européens « occiden taux ». Dans une même région, les Pyrénées, on peut observer à peu de distance les uns des autres : la culture la plus archaïque à la houe (la « laya », du côté espa gnol), l'araire latin, le tracteur, les survivances de communauté agraire (possession et exploitation col lectives des pâturages), la coopérative moderne, la grande exploitation machinisée ... 3. Par les représentants de l'École de géographie humaine. A cette occasion, que M. Sorre, directeur du " Centre d'Etudes Sociologiques •, reçoive nos remerciements pour les encouragements qu'il a donnés aux recherches de sociologie rurale. 124 Sociologie Rurale La réalité paysanne se présente donc avec une double complexité : a) Complexité horizontale. Dans les formations et structures agraires de même date historique - en particulier dans celles déterminées par les grands ensembles sociaux et politiques actuels - se mani festent des différences essentielles, allant jusqu'à l'antagonisme. Ainsi aux U.S.A. se rencontre le cas limite du capitalisme agraire, accompagné d'une machinisation très poussée du travail de la terre. Le « propriétaire » ou fermier capitaliste, détenteur de l'outillage perfec tionné, peut passer au moins la moitié de l'année à la ville. Il part pour son domaine au moment des labours, qu'il exécute avec une technique perfectionnée et une main-d'œuvre saisonnière. Après moissons et vente du produit, il regagne son habitation urbaine. A l'autre pôle, avec une machinisation et une technique aussi poussée, mais une tout autre structure sociale, nous trouvons les kolkhoz, les sovkhoz sovié tiques, et aussi les futures « agrovilles » (groupement en une agglomération des villages kolkhoziens). Entre les deux extrêmes, nous trouvons des inter médiaires. M. J. Chombart de Lauwe a consacré récemment une intéressante étude aux C.U.M.A. (Coopératives pour l'Utilisation en commun de Maté riel Agricole en France). Les coopératives de produc tion comme celles de l'Emilie (région de Bologne en Italie) ou celles des démocraties populaires, sont aussi des formes intermédiaires et transitionnelles entre les « pôles » ci-dessus mentionnés. Dans chaque cas, à chaque niveau, une étude sociologique est possible, qui tienne compte comparati vement des techniques, de leur rapport avec le groupe humain et la .structure sociale, de la productivité du travail agricole, des déplacements de population, en un mot de l'ensemble des conditions. b) Complexité «verticale». Le monde rural actuel 125 Henri Lefebvre offre à l'observation et à l'analyse la coexistence de formations d'âge et de date différents. Comme on l'a observé plus haut, cette juxtaposition paradoxale - le plus archaïque à côté de l'ultra moderne - s'observe parfois sur un territoire restreint. Autre exemple : l'Afrique du Nord où le nomadisme et semi-nomadisme pastoral, les huttes déplaçables à dos d'homme ( noualas) voisinent avec la technique la plus perfectionnée. Dans le monde rural plus nettement encore que dans l'artisanat, rien n'a entiè rement disparu. Et le seul fait de cette conservation des archaïsmes et des « fossiles sociologiques » - con servation relative, qui n'exclut pas les influénces, les dégénérescences, les intégrations plus ou moins réussies de l'archaïque à des ensembles récents- ce seul fait pose de nombreux problèmes. Les deux complexités - celle que nous nommons horizontale; celle que nous nommons erticale et que l'on pourrait appeler historique - s'entrecroisent, se recoupent, agissent l'une sur l'autre. D'où un enche vêtrement de faits que seule une bonne méthodologie peut débrouiller. Il faut simultanément déterminer les objets et objectifs relevant de la Sociologie Rurale - et définir son rapport avec les sciences et disciplines qui deviennent ses auxiliaires : géographie humaine, économie politique, œcologie, statistique, etc. La sociologie rurale s'est largement développée aux États-Unis. Nous savons pourquoi. Chaque uni versité a une chaire de sociologie rurale; les études, manuels et traités y sont déjà nombreux. Or, un fait frappe à la lecture de ces ouvrages : l'absence de référence à une histoire. Prenons le grand ouvrage collectif Rural Life in the U.S.A. (Knopf, 1942). Historiquement, il ne contient qu'une étude démographique du peuplement, de la colonisation, des déplacements de population rurale au cours du développement industriel (p. 13-36). Cette partie sta'tistique est remarquable (cf. pp. 27-29, 126 Sociologie Rurale les origines nationales des travailleurs agricoles immi grés), mais elle n'a rien d'une histoire rurale. On ne trouve même pas dans ces traités une allusion à la caractéristique essentielle de la brève histoire rurale américaine : la colonisation (au sens large : établissement de colons) et le uploads/Geographie/ henri-lefebvre-perspectives-de-la-sociologie-rurale-1953.pdf
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- Publié le Jul 23, 2021
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