Philoctète ou Le traité des trois morales 1898 Le devoir et la vertu Néoptolème

Philoctète ou Le traité des trois morales 1898 Le devoir et la vertu Néoptolème : Ulysse, je te hais. Mon père m'apprit à ne jamais me servir de la ruse. Ulysse : Elle est plus forte que la force ; celle-ci n'attend pas. Ton père est mort, Néoptolème ; je suis vivant. Néoptolème : Et ne disais-tu pas qu'il valait mieux mourir ? Ulysse : Non qu'il valait mieux, mais qu'il était plus aisé de mourir. Rien n'est trop malaisé pour la Grèce. (…) Enfant écoute-moi et réponds-moi : n'es-tu pas l'ami de tous les Grecs avant d'être l'ami d'un seul ? Ou plutôt : la patrie n'est-elle pas plus qu'un seul ? Et souffrirais-tu de sauver un homme s'il te fallait pour le sauver perdre la Grèce ? (…) Et tu conviens que, si l'amitié est une chose très précieuse, la patrie est chose plus précieuse encore ?… Dis-moi, Néoptolème, en quoi consiste la vertu ? Néoptolème : Instruis-moi, sage fils de Laërte. Ulysse : Calme ta passion ; soumets tout au devoir… Néoptolème : Mais quel est le devoir, Ulysse ? Ulysse : La voix des dieux, l'ordre de la Cité, l'offrande de nous à la Grèce. (124) L'innocence Philoctète : J'ai perdu le tament de chercher les motifs des actes, depuis que les miens n'en ont plus de secrets. Ce que je suis, pour qui le paraîtrais-je ? J'ai souci d'être seulement. J'ai cessé de gémir, sachant qu'ici nulle oreille ne peut m'entendre, cessé de souhaiter, sachant qu'ici je ne pouvais rien obtenir. Ulysse : Que ne cessas-tu de gémir plus tôt, Philoctète ? Nous t'eussions gardé près de nous. Philoctète : C'est qu'il ne fallait pas, Ulysse. Près des autres mon silence eût été mensonge. (132) Expression, utilité, efficacité Philoctète : Ma souffrance n'a plus besoin de mots pour se connaître n'étant connue que de moi. Ulysse : Alors depuis notre départ tu t'es tu, Philoctète ? Philoctète : Non pas. Mais depuis que je ne m'en sers plus pour manifester ma souffrance, ma plainte est devenue très belle ; à ce point que j'en suis consolé. (133) Philoctète : Je m'exprime mieux depuis que je ne parle plus à des hommes. (…) Je 'occupais aussi à me raconter mes douleurs, et, si la phrase était très belle, j'en étais d'autant consolé ; parfois même j'oubliais ma tristesse, à la dire. J'ai compris que les mots sont plus beaux dès qu'ils ne servent plus aux demandes. N'ayant plus, près demoi, d'oreilles ni de bouches, je n'employais que la beauté de mes paroles ; je les criais à toute l'île, le long des plages ; et l'île en m'écoutant semblait moins solitaire ; la nature semblait pareille à ma tristesse ; il me semblait que j'en étais la voix et que les rochers muets l'attendissent pour raconter leurs maladies ; car j'ai compris qu'autour de moi tout est malade… et que ce froid n'est pas normal, car je me souviens de la Grèce… Et je pris lentement l'habotide de clamer la détresse plutôt des choses que la mienne ; je trouvais cela mieux, comment te dire ? D'ailleurs cette détresse était la même et j'étais autant consolé. Puis c'est en parlant de la mer et de la vague interminable que je fis mes plus belles phrases. (138) Particularité et humanité Philoctète : Moi, dans cette île, je me suis fait, comprends, de jour en jouir moins Grec, de jour en jour plus homme… (135) Devenir et éternité Philoctète : Un jour, un oiseau tomba, que j'avais tiré, que ma flèche n'avait que blessé, que j'espérai faire revivre. Mais comment garder cette émotion aérienne et qui volait, au ras de cette terre ardue où le froid donne à l'eau même, gelée, la forme de mes logiques pensées. L'oiseau mourut. (…) Il est mort du besoin de voler...Ici, rien ne devient, Ulysse : tout est, tout demeure. Enfin, l'on peut ici spéculer ! – J'ai gardé l'oiseau mort ; le voici ; l'air trop froid l'empêche à jamais de pourrir. (141) L'identité théophanique Philoctète : Et mes actes, Ulysse, et mes paroles, comme gelées, permanent, m'entourent comme un cercle de roches posées. Et les retrouvant là, chaque jour, toute passion se tait, je sens la Vérité toujours plus ferme – et je voudrais mes actions de même toujours plus solides et plus belles ; vraies, pures, cristallines, belles, belles, Ulysse, comme ces cristaux de clair givre, où, si le soleil paraissait, le soleil tout entier paraîtrait au travers. Je ne veux empêcher aucun rayon de Zeus ; qu'il me traverse, Ulysse, comme un prisme, et que cette lumière réfractée fasse mes actes adorables. Je voudrais parvenir à la plus grande transparence, à la suppression de mon opacité, et que, me regardant agir, toi-même sentes la lumière… (141) Dieu particulier, Dieu universel Philoctète : Ecoute, enfant. Ne crois-tu pas les dieux au-dessus de la Grèce, et les dieux plus importants qu'elle ? Néoptolème : Non, par Zeus, je ne le crois pas. Philoctète : Et pourquoi donc, Néoptolème ? Néoptolème : Car les dieux que je sers ne servent que la Grèce. Philoctète : Eh quoi ! Sont-ils soumis ? Néoptolème : Non soumis… je ne sais comment dire… Mais, vois ! Tu sais qu'on ne les connaît pas hors de la Grèce ; la Grèce est leur pays aussi bien que les nôtres ; en servant celle-ci, je les sers ; ils ne diffèrent pas de ma patrie. (…) Se dévouer à quoi, Philoctète ? Philoctète : J'allais te dire : aux dieux… Mais c'est donc qu'au-dessus des dieux, Néoptolème, il y a quelque chose. Néoptolème : Au-dessus des dieux ! (…) Au-dessus des dieux, qu'y a-t- il ? Philoctète : Il y a… (Il se prend la tête dans les mains, comme accablé). Je ne sais plus. Je ne sais pas… Ah ! Ah ! Soi-même !… Je ne sais plus parler… Néoptolème... Néoptolème : Se dévouer à quoi ? Dis, Philoctète… Philoctète : Se dévouer… se dévouer… (150) L'apprentissage de la vertu Néoptolème : Vois ce que je t'apporte. Cette fiole a pour mission de t'endormir. Mais moi je te la donne. Voici. Est-ce de la vertu ? – Parle- moi. Philoctète : Enfant ! on ne parvient que pas à pas à la vertu supérieure ; ce que tu fais ici n'est qu'un bond. Néoptolème : Alors enseigne-moi, Philoctète. Philoctète : Cette fiole était pour m'endormir, dis-tu ? (Il la prend et la regarde). Petite fiole… toi, du moins, tu ne manques pas ton but ! Vois-tu ce que je fais, Néoptolème ? (Il boit.) Néoptolème : Quoi ! malheureux, mais c'est… Philoctète : Préviens Ulysse. Tu lui diras… qu'il peut venir. (158) La vertu, au nom de l'élargissement de soi Philoctète, seul : Et tu m'admireras, Ulysse ; je te veux contraindre à m'admirer. Ma vertu monte sur la tienne et tu te sens diminué. Exalte-toi, vertu de Philoctète ! Satisfais-toi de ta beauté ! (…) De tous les dévouements, le plus fou c'est celui pour les autres, car alors on leur devient supérieur. Je me dévoue, oui, mais ce n'est pas pour la Grèce… Je ne regrette qu'une chose, c'est que mon dévouement serve à la Grèce… Et non, je ne le regrette pas… Mais alors, ne me remercie pas : c'est pour moi que j'agis, non pour toi. (…) Vertu ! Vertu ! Je cherche dans ton nom amer un peu d'ivresse ; l'aurais-je déjà tout épuisée ? L'orgueil qui me soutient chancelle et cède ; je fuis de toutes parts. « Pas de bonds, pas de bonds », lui disais-je. Ce que l'on entreprend au-dessus de ses forces, Néoptolème, voilà ce qu'on appelle vertu. Vertu… je n'y crois plus, Néoptolème. Mais écoute-moi donc, Néoptolème ! Néoptolème, il n'y a pas de vertu. – Néoptolème !… Il n'entend plus… (161) La vertu au-dessus du devoir Ulysse, seul (s'approche de Philoctète et se penche) : Philoctète !… Tu ne m'entends donc plus, Philoctète ? – Tu ne m'entendras plus ? – Que faire ? J'aurais voulu te dire… que tu m'as vaincu, Philoctète. Et je vois la vertu, maintenant ; et je la sens si belle, que près de toi je n'ose plus agir. Mon devoir m'apparaît plus cruel que le tien, parce qu'il m'apparaît moins auguste. Ton arc… je ne peux plus, je ne veux plus le prendre : tu l'as donné. – Néoptolème est un enfant : qu'il obéisse. (161) Le dénuement comme aboutissement du don de soi comme aboutissement de l'individualisme Philoctète est seul, sur un rocher. Le soleil se lève dans un ciel parfaitement pur. Au loin sur la mer fuit une barque. Philoctète la regarde longuement. Philoctète, murmure très calme : Ils ne reviendront plus ; ils n'ont plus d'arc à prendre… – Je suis heureux. (Sa voix est devenue extraordinairement belle et douce ; des fleurs autour de lui percent la neige, et les oiseaux du ciel descendent le nourrir.) (163) uploads/Geographie/ gide-philoctete-notes-de-lecture.pdf

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