1 2 Collège de France Recentrer l’Asie centrale | Frantz Grenet Recentrer l’Asi

1 2 Collège de France Recentrer l’Asie centrale | Frantz Grenet Recentrer l’Asie centrale Leçon inaugurale prononcée le jeudi 7 novembre 2013 Frantz Grenet Texte intégral Monsieur l’Administrateur, Messieurs les ambassadeurs, Mes chers collègues, Mesdames et Messieurs, En créant une chaire « Histoire et cultures de l’Asie centrale préislamique », d’abord à l’initiative de Gérard Fussman et de Jean Kellens envers qui je tiens à exprimer ma gratitude, le Collège de France n’a pas OPENEDITION SEARCH Tout OpenEdition 1 sur 39 3 4 totalement innové. Une chaire portant un intitulé assez proche, mais sans la spécification « préislamique », avait déjà existé de 1965 à 1977 ; le titulaire en était Louis Hambis. L’objet scientifique qui s’offrait alors sous le nom Asie centrale différait beaucoup de ce qu’il est devenu depuis. On restait alors dans le droit fil des études que Paul Pelliot avait consacrées à cette zone comme une partie de l’enseignement de sa chaire, intitulée « Langues, histoire et archéologie de l’Asie centrale », mais d’une Asie centrale vue presque uniquement sous l’angle de ce qu’elle avait donné à la Chine et de ce qu’elle en avait reçu. À cette époque, l’archéologie dont on pouvait se nourrir était presque uniquement une archéologie du bouddhisme, celui de l’Afghanistan où œuvrait la Délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA) et celui du Turkestan chinois qu’avaient parcouru les grandes expéditions européennes du début du siècle, dont une mission française conduite par Pelliot lui-même. Les résultats des fouilles soviétiques étaient demeurés presque inconnus à Pelliot ; Hambis en avait reconnu l’importance mais il n’avait pas de contact avec le terrain. Quant aux sources écrites que l’on mobilisait, il s’agissait presque uniquement des sources chinoises, chroniques et récits de pèlerins bouddhistes, les seules dont on pensait alors qu’elles pouvaient fournir des repères chronologiques fiables. On prêtait aussi une grande attention aux récits des voyageurs européens du XIIIe siècle, dans une perspective où l’Empire mongol était perçu comme le grand décloisonnement de l’Eurasie et où l’entreprise emblématique était l’édition et le commentaire de Marco Polo, tâche à laquelle Pelliot puis Hambis consacrèrent beaucoup d’énergie. À vrai dire, la chaire de Sinologie du Collège de France n’avait jamais cessé de prêter une attention toute particulière – on peut même dire unique – à ces voisins terrestres que les Chinois avaient appelés « les Barbares 2 sur 39 d’Occident », avant de subir d’autres invasions, plus redoutables, venues par la mer sur des canonnières à partir de 1840. Dès 1820, Jean-Pierre Abel-Rémusat, premier titulaire de la chaire de Langues et littératures chinoises et tartares-mandchoues, faisait paraître son Histoire de la ville de Khotan, tirée des documents chinois. Un peu plus tard, Stanislas Julien livrait la première traduction du récit de voyage du pèlerin Xuanzang, l’une des sources principales sur l’Asie centrale et l’Inde du Nord au VIIe siècle. Dans le même temps, en Russie, Nikita Bitchourine, en religion frère Hyacinthe, ancien missionnaire orthodoxe à Pékin, publiait le recueil des notices sur l’Asie centrale contenues dans les chroniques chinoises, recueil qui jusqu’à aujourd’hui n’a plus quitté la table de nos collègues russophones1. Stanislas Julien et frère Hyacinthe entretenaient une correspondance préfigurant les liens d’amitié entre savants russes et français qui allaient plus tard tant contribuer au progrès des études centrasiatiques. Je suis un jour tombé par hasard sur un échange où ils déploraient de concert que Marco Polo ne soit alors accessible que par un instrument insuffisant, l’édition de Pauthier, un savant dont plus tard Pelliot, terrible comme il savait parfois l’être, écrivit qu’il avait passé sa vie à essayer d’apprendre le chinois sans jamais y parvenir tout à fait. C’est aussi à Saint-Pétersbourg qu’en 1903 Édouard Chavannes fit paraître ses admirables Documents sur les Tou-kiue (Turcs) occidentaux2, un outil de travail qui n’a pas vieilli. Puis vint Pelliot, son disciple, le premier spécialiste français de l’Asie centrale à avoir travaillé sur le terrain à l’occasion de sa mission dans le Turkestan chinois. Sa contribution majeure fut cependant la moisson de textes qu’il rapporta de Dunhuang. Parmi tous ceux qui se servirent dans le capharnaüm à manuscrits du moine Wang, lui seul pouvait se faire une idée du contenu des manuscrits écrits en d’autres langues que le chinois et le 3 sur 39 5 Figure 1. La Tartarie sur l’Atlas de Mercator. Jodocus Hondius le Jeune, L’Atlas ou méditations cosmographiques de la fabrique du monde, planche 139, c. 1613, Royal Geographical Society, Londres, no d’inventaire : S0011785. © Royal Geographical Society, Londres. sanskrit. Grâce à la sagacité des choix de Pelliot, le jeune Émile Benveniste, qui devait enseigner au Collège de France la grammaire comparée, put faire sur les riches matériaux sogdiens rapportés à Paris ses débuts de philologue des langues iraniennes, introduisant alors dans les études centrasiatiques une culture qui, bien plus tard, allait se trouver sous les feux de la rampe. Un avenir qu’annonçait aussi Pelliot lui-même avec un article précurseur paru en 1916, « Le “Cha Tcheou Tou Fou T’ou King” et la colonie sogdienne de la région du Lob Nor3 ». Le thème des colonies sogdiennes n’allait être repris que dans l’après-guerre par Edwin Pulleyblank. Il est aujourd’hui installé au cœur de la recherche sur les routes transasiatiques. Ce rappel de ce que les études sur l’Asie centrale doivent 4 sur 39 6 à la chaire de Sinologie du Collège de France était nécessaire au moment où nous nous apprêtons à en fêter le bicentenaire. En même temps, et autant que le rappel qu’eussent aussi mérité les contributions de la chaire d’Indologie, il nous instruit sur l’approche que reçut longtemps cette aire culturelle : une approche par l’extérieur. Approche dont relevaient aussi les premières recherches de géographie historique, celles de Tomaschek et de von Schwartz fondées surtout sur les historiens gréco-latins d’Alexandre, celles de Markwardt et de Barthold fondées surtout sur les géographies arabe, persane et arménienne. Les expressions propres aux peuples de l’Asie centrale, qu’elles fussent littéraires ou artistiques, ont mis beaucoup de temps à se dégager de la gangue des influences. L’Asie centrale est une aire culturelle tardivement reconnue car son émergence en tant que réalité géographique a été très lente. Aujourd’hui encore, quand on parle de Samarkand à un interlocuteur même éclairé, l’inévitable commentaire « Samarkand, un nom qui fait rêver » provoque immédiatement des questions sur son inscription dans des cadres géographiques, politiques et linguistiques reconnaissables. Le terme Asie centrale fut créé vers 1825, simultanément du côté russe par l’agent politique Georges de Meyendorff et du côté français par Julius Klaproth, un sinologue un peu sulfureux lancé par Jan Potocki, l’auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse, et qui n’hésitait pas à fabriquer de faux récits de voyage sans avoir pour cela le talent littéraire de son mentor. Ce terme ne tarda pas à s’imposer, à côté de sa variante Asie moyenne parfois préférée en Russie. Quand on lit cette littérature géographique du XIXe siècle, on s’aperçoit vite que derrière les rationalisations sur les climats ou sur les frontières dites naturelles se joue un profond malentendu opposant la vision européenne et la vision russe. Du point de vue européen, l’Asie centrale se définit comme ce qui n’est ni la Russie, ni la Chine, ni la Perse, 5 sur 39 ni ce qui est en train de devenir l’Inde britannique, donc une sorte d’entre-deux voué à recevoir des États- tampons, dont finalement le seul sera l’Afghanistan. Du point de vue russe au contraire, et cela depuis Pierre le Grand, c’est un espace terrestre contigu, prolongement naturel de la steppe russo-sibérienne, et que l’empire des tsars se donne pour mission de contrôler, puis d’annexer, enfin de coloniser ; un projet qui sous ses avatars divers s’est nourri de nécessités stratégiques, d’un sentiment de supériorité culturelle ou d’un grand dessein idéologique, quand ce ne fut pas dans les milieux panslavistes le rêve de reconquérir le berceau des peuples aryens, un thème qui resurgit aujourd’hui chez certains savants du Tadjikistan indépendant. Le fait avéré que cet espace n’a pas de limites scientifiquement démontrables a couvert commodément diverses tentatives russes puis soviétiques pour le déborder, que ce soit au Turkestan chinois à plusieurs reprises, au Khorasan iranien pendant la dernière guerre, ou en Afghanistan plus récemment. Parmi les savants aussi la notion est longtemps restée à géométrie variable. Louis Hambis, qui travaillait beaucoup sur la Sibérie et sur la Mongolie, lui donnait une acception très large. Dans mon enseignement, j’entends pour ma part recentrer l’Asie centrale dans les limites plus resserrées sur lesquelles les archéologues se sont accordés depuis quelques décennies, en englobant sous ce terme les cinq républiques ex-soviétiques du Turkménistan, de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan, du Kazakhstan et du Kirghizistan, et aussi l’Afghanistan, avec en plus un intérêt pour la région autonome chinoise du Xinjiang, surtout dans les périodes où étaient vives ses affinités culturelles avec les pays situés à l’ouest du Pamir. Cependant je ne refuserai pas non plus de m’intéresser à l’Iran et en particulier à l’Iran sassanide, puissant voisin, par moments conquérant partiel, dans certains domaines modèle de référence, un point sur uploads/Geographie/ grenet-frantz-recentrer-l-x27-asie-centrale 1 .pdf

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