La revue pour l’histoire du CNRS 22 | 2008 La géopolitique mode d’emploi La géo

La revue pour l’histoire du CNRS 22 | 2008 La géopolitique mode d’emploi La géopolitique : une histoire contrastée Yves Lacoste Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/histoire-cnrs/8082 DOI : 10.4000/histoire-cnrs.8082 ISSN : 1955-2408 Éditeur CNRS Éditions Édition imprimée Date de publication : 3 octobre 2008 ISBN : 978-2-271-06676-3 ISSN : 1298-9800 Référence électronique Yves Lacoste, « La géopolitique : une histoire contrastée », La revue pour l’histoire du CNRS [En ligne], 22 | 2008, mis en ligne le 03 octobre 2010, consulté le 20 mai 2021. URL : http:// journals.openedition.org/histoire-cnrs/8082 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoire-cnrs.8082 Ce document a été généré automatiquement le 20 mai 2021. Comité pour l’histoire du CNRS La géopolitique : une histoire contrastée Yves Lacoste 1 Les conflits pour des territoires existent depuis des millénaires (et d’abord pour des territoires de chasse), entre des tribus, des cités, des empires, des peuples et des nations. Quelques-unes de ces guerres ont chacune fait l’objet de récits historiques écrits par des chefs de guerre victorieux (César, La guerre des Gaules) ou des témoins privilégiés (Thucydide et l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse). Mais nous dirons qu’il faut attendre le XIXe siècle, pour que ces conflits pour du territoire ou des étendues marines commencent à faire l’objet d’études comparatives et systématiques qui prennent en compte non seulement les forces en présence, mais surtout les multiples caractéristiques géographiques des espaces disputés. 2 Certes la géographie (étymologiquement, dessiner la terre et d’abord des cartes) est un des tout premiers savoirs scientifiques. Il a 2500 ans d’existence, depuis Hérodote et ses Enquêtes et il s’est étendu et précisé au cours des siècles au fur et à mesure des mesures et des observations faites par les conquérants, les navigateurs et les explorateurs. C’est seulement au début du XIXe siècle, après les guerres napoléoniennes, et tout d’abord en Prusse, que la géographie commence à faire l’objet d’un enseignement destiné non plus seulement aux chefs de guerre, mais aussi à des milieux sociaux de plus en plus larges (et même aux élèves des écoles) et qu’elle devient – d’abord à l’université de Berlin – discipline universitaire pour former des professeurs de lycée ; tout ceci n’est pas sans rapport avec le mouvement pour l’unité allemande. Cette géographie universitaire qui produit des classifications et des outillages intellectuels, se compose progressivement de secteurs de plus en plus nombreux : géographie des formes du relief, géographie des climats, de la végétation... de la population, géographie économique, géographie politique. C’est à partir de ce dernier secteur que va se constituer la géopolitique. Première phase : la géopolitique allemande, 1890-1945 3 En 1887, le grand géographe Friedrich Ratzel qui est déjà l’auteur d’une vaste Anthropogéographie (1882), publie en 1887 une Politische Geographie. C’est par la contraction de ces deux termes, sous la plume de Rudolf Kjellen, un juriste suédois La géopolitique : une histoire contrastée La revue pour l’histoire du CNRS, 22 | 2008 1 (germanophile) devenu géographe, qu’est apparu quelques temps plus tard le mot Geopolitik. Cette géopolitique allemande s’est abusivement réclamée des thèses biologiques de Darwin, en prétendant qu’entre les peuples, existait une sélection naturelle, facteur de progrès, comparable à celle qui existe entre les espèces animales. Ce discours pseudo-scientifique connut un succès d’autant plus grand en Allemagne qu’il fournissait une commode « justification » scientifique à l’expansion pangermaniste. Aussi le terme de géopolitique ne fut guère utilisé par l’École géographique française qui s’était développée fin XIXe, à l’exemple de l’École géographique allemande. 4 Fort prisé dans les milieux dirigeants du Reich à la veille de la première guerre mondiale, le mot Geopolitik, après la défaite de 1918, trouva, par l’entremise des professeurs de lycée, un large écho dans l’opinion allemande pour la pousser à dénoncer les injustices du Traité de Versailles et préparer la revanche. 5 La géopolitique fut célébrée par les nazis comme « la science allemande » et ceux-ci en firent la justification prétendument scientifique des besoins d’» espace vital » du peuple allemand. La géopolitique fut aussi le grand argument du stupéfiant pacte germano-soviétique d’août 1939, Staline s’étant laissé séduire par l’idée d’un pacte continental, dont la première étape fut le partage de la Pologne. La gravité de cette erreur stratégique apparut aux Soviétiques en juin 1941, lorsque l’armée du Reich n’ayant alors plus rien à craindre à l’ouest (après la défaite française de juin 1940) se lança brusquement à la conquête de l’Union soviétique. Les SS entreprirent l’extermination des populations juives et slaves des territoires du futur Grand Reich, la génétique ayant été invoquée pour affirmer qu’il s’agissait de races inférieures ou impures. Le mot géopolitique frappé d’interdit et cependant banalisé 1945-198... 6 Aussi dès la fin de la seconde guerre mondiale, toute allusion à la géopolitique, jugée alors théorie spécifiquement nazie, fut proscrite dans tous les pays européens et aux États-Unis. Ensuite, durant des décennies, il fut moralement interdit de parler de géopolitique à propos de toutes questions relatives à des territoires, qu’il s’agisse des accords de Yalta, de la division de l’Allemagne et de ses nouvelles frontières, ou celles de la Pologne, de la partition de l’Inde après l’indépendance, de la Corée ou du Vietnam en 1954, etc. En URSS comme dans d’autres États « socialistes », ce fut un crime grave durant des décennies que de parler de géopolitique et la géographie humaine y fut même interdite par crainte de dérive géopolitique. En France, le mot géopolitique resta moralement proscrit (notamment durant la guerre d’Algérie) sous l’effet d’une stricte vigilance idéologique de gauche dans les milieux intellectuels, sauf quand il servait à diaboliser l’impérialisme américain. 7 Durant des décennies, les souvenirs les plus épouvantables du nazisme ont donc été associés au mot géopolitique, mais si quelques lecteurs en cherchaient alors la signification dans un dictionnaire, le Larousse ou le Robert, les définitions qu’ils y trouvaient, étaient d’une étonnante sérénité naturelle. Le Grand Larousse Universel (1962) définit la géopolitique comme « l’étude des rapports qui unissent les États, leurs politiques et les lois de la nature, ces dernières déterminant les autres ». Dans la dernière édition du Petit Larousse 2008, la géopolitique est « l’étude des rapports entre les données géographiques et la politique des États ». Pour le Robert, et c’est encore le cas aujourd’hui, la géopolitique « est l’étude des rapports entre les données naturelles de la géographie et la politique des États ». Pas la moindre allusion à l’implication de la géopolitique (ou plus La géopolitique : une histoire contrastée La revue pour l’histoire du CNRS, 22 | 2008 2 exactement de discours géopolitiques d’un certain type) dans les plus grandes tragédies du XXe siècle. Est-ce l’effet d’une règle lexicographique qui serait d’éviter de mettre en cause une forme d’» étude » (sinon de discipline) considérée comme scientifique ? 8 Le préfixe « géo » implique la géographie, mais dans ces dictionnaires celle-ci est réduite aux données naturelles, celles-ci étant jugées fondamentales, et ce en dépit des géographes eux-mêmes qui récusent le « déterminisme » des dites données naturelles sur les activités humaines. Ces prétendues définitions de la géopolitique qui perdurent dans de larges milieux intellectuels et qui proclament dans « la politique des États » la place déterminante des « données naturelles », font curieusement silence sur le rôle de l’histoire. Pourtant son importance est d’évidence considérable dans tout problème géopolitique, ne serait-ce que dans le tracé de toute frontière et plus encore de celles qui sont contestées. Les « données naturelles » sensées déterminer la politique des États, ne changeant que sur des milliers ou des millions d’années et les « lois de la nature » étant éternelles, on devrait être logiquement réduit, en matière de géopolitique, à des lieux communs du genre « l’Angleterre est une île », « le Japon est un archipel » ou l’immensité du territoire de la Russie. 9 Ce ne sont évidemment pas ce genre de banalités géographiques qui explique le succès croissant du mot géopolitique depuis une vingtaine d’années en France. Succès d’autant plus étonnant que la géographie, réduite à une fastidieuse discipline scolaire, est – à la différence de l’histoire – assez mal vue des intellectuels. Le mot géopolitique est pourtant devenu aujourd’hui un terme à la mode. Il subit depuis peu une véritable inflation sémantique, à telle enseigne par exemple que des philosophes anglo-saxons « postmodernes » séduits par les discours de leurs confrères parisiens, dissertent sur « la géopolitique de la connaissance et de la différence coloniale ». Le rôle d’Hérodote (1976), revue de géographie et de géopolitique 10 Pour mieux combattre les raisons pour lesquelles de nos jours, les intellectuels tiennent la géographie en piètre estime, ma fierté de géographe m’avait incité à comprendre les origines et la raison d’être de ce savoir qui, dès ses débuts, fut politiquement fondamental, du moins pour ceux qui ont du pouvoir. Cela me fit découvrir Hérodote, le premier grand géographe autant qu’il fut le premier grand historien. Il y a vingt-cinq siècles, il mena ses Enquêtes dans l’empire perse et jusqu’en Égypte pour que les Grecs sachent mieux aller le combattre et uploads/Geographie/ histoire-cnrs-8082.pdf

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