L’ESTHETIQUE DES RYTHMES Henri Maldiney (1967) 1 I—LE DESTIN DE L’ART ET LA NAI
L’ESTHETIQUE DES RYTHMES Henri Maldiney (1967) 1 I—LE DESTIN DE L’ART ET LA NAISSANCE DU RYTHME Le philosophe est un perturbateur. C’est là son trait commun avec l’artiste, s’il est vrai, comme dit G. Braque, que l’art soit fait pour troubler et que la science rassure. Il trouble la bonne conscience, même et surtout scientifique. Mais il commence par ébranler la sienne. A cet égard l’esthétique est exemplaire. Sa première question met en jeu son existence même avec celle de son objet. Cette question la voici : l’art peutil mourir ? L’art doitil mourir ? — “ il est mort ”, répond Hegel. Ce constat de décès prête à l’ironie. Il date d’un siècle et demi pendant lequel l’art a eu et a encore une assez belle survie. Mais que la multitude des artistes ne fasse pas illusion ! Schiller nous en prévient : “ Il y en a beaucoup de bons et d’intelligents ; mais tous comptent pour un seul, car ils sont gouvernés par les concept. Triste est l’empire du concept : avec mille formes changeantes il n’en fait qu’une, indigente, vide. ” 2 <Il>Hegel est le philosophe du concept, mais le concept hégélien n’est pas une idée fixe ; et les vers qu’il cite de Schiller prennent alors un autre sens, encore plus grave pour l’art. Le concept est le sens qui gouverne tout à travers tout. Non pas un sens tout fait qui attend d’être mis à jour, mais un sens qui s’effectue luimême dans l’histoire du monde et qui, en se produisant en elle, y produit la lumière dans laquelle il vient à son 1 In Regard, Parole, Espace, Henri Maldiney, Lausanne, L’âge d’homme, 1973, pp. 147/172. 2 Schiller, Tabulae Votivae. Cité par Hegel dans l’Introduction des Leçons d’Esthétique. propre jour. L’art a été cette lumière où l’esprit se savait luimême comme esprit. Il a été le plus vivant de la vie. Mais l’art ne vit de l’esprit qu’aussi longtemps que l’esprit vit de l’art. Or l’esprit a dépassé cette forme de luimême, il a cessé de se constituer et de se communiquer sous une forme sensible dans les œuvres de l’art. Il a désormais à se réaliser et à s’exprimer dans les conduites et les situations humaines qui sont son existence effective, et à se savoir en elles comme sujet et objet de son monde. Le rôle de l’art est seulement d’ordonner le décor de la vie, d’une vie dont le sens se décide hors de lui. L’esthétique doit céder la place à l’éthique. Presque en même temps que Hegel, l’ami de jeunesse, l’ami du pacte de Tübingen, Hölderlin, tient un langage contraire : “ Ce qui demeure les poètes le fondent ” 3. L’esthétique elle aussi est une éthique. Ethos en grec ne veut pas dire seulement manière d’être mais séjour. L’art ménage à l’homme un séjour, c’estàdire un espace où nous avons lieu, un temps où nous sommes présents — et à partir desquels effectuant notre présence à tout, nous communiquons avec les choses, les êtres et nousmêmes dans un monde, ce qui s’appelle habiter. “ C’est poétiquement que l’homme habite… ” 4 <C'est>Et quel est ce séjour ? Hölderlin le dit dans les trois premiers mots d’un poème : Komm ! ins Offene ! Viens ! dans l’Ouvert ! Pour combien ce mot : Ouvert estil clos, indifférent ou lettre morte, parce que justement il est voix vive et que la vie n’est pour eux qu’une faute d’orthographe dans le texte de la mort, dans le contexte des configurations objectives, en lesquelles l’homme se thématise et devient un objet — et non un existant. De poète en poète, d’existant en 3 Hölderlin, Poème “ Andenken ” commenté par Heidegger dans Hölderlin et l’essence de la poésie. 4 Hölderlin, Poème “ En bleu adorable… ” 2 existant, l’Ouvert de Hölderlin a sa résurgence avec R. M. Rilke dans la Huitième Elégie de Duino : “ De tous ses yeux la créature voit l’Ouvert. Seuls nos yeux à nous sont comme retournés et tout autour d’elle posés comme des pièges encerclant sa libre issue... ... Nous n’avons jamais, non, pas un seul jour devant nous le pur espace dans lequel les fleurs s’ouvrent sans fin. Toujours le monde et jamais le Nulle part sans négation, le pur, l’insurveillé qu’on respire, qu’on sait infini et qu’on ne désire pas. ... C’est cela qui s’appelle destin : être en face et rien que cela et toujours en face. ” Seul échappe à l’enface et au destin celui qui ne commence pas par mettre le monde en perspective, et qui ne fait pas de sa présence un objet, pour la mettre en vitrine ou la mettre en tableau dans une représentation. L’artiste est cet homme. Nullement différent de vous à l’origine, puisque “ comme vous, dit Paul Klee, il a été jeté dans un monde où il doit s’orienter tant bien que mal ” 5; différent cependant en ce qu’il cherche une issue dans cette origine même, à laquelle il accède en la mettant en œuvre, mais à une condition : que son oeuvre ellemême soit dans un état d’origine perpétuelle. Toutefois le premier moment est bien, comme le dit Klee, celui de l’êtreperdu. L’êtreperdu est la situation de l’homme dans l’espace du paysage, première forme du “ Nulle part sans négation ”. L’espace du paysage doit sa signification précise et son statut psychologique et existential à l’analyse qu’Erwin Straus en a faite dans une étude des formes du spatial publiée dans le “ Nervenartz ” en 1930 6. L’espace du paysage ou 5 Paul Klee, Conférence sur l’art moderne faite à Iéna le 25 juin 1924. Trad. franç. Théorie de l’Art Moderne, Paris, 1964. 6 Erwin Straus, Die Formen des Raumlichen, in : Psychologie der Menschlichen Welt. Berlin, 1960. 3 le paysage (car en lui l’espace et le monde sont un) commence avant la peinture de paysage qui le révélera. Plénitude enveloppante au milieu de laquelle nous sommes ici, il est la spatialité primordiale qui ne comporte aucun système de référence, ni coordonnées ni point origine. Dans le paysage nous sommes investis par un horizon qui est lié chaque fois à notre ici. Or la relation icihorizon exclut toute systématisation de l’espace qui nous fournirait des repères. Quand nous cheminons dans l’espace du paysage nous sommes toujours à l’origine, au ici absolu. Aucune vue dominante, aucune règle de transformation, ne nous permet de déterminer des emplacements en relation mutuelle dans un ensemble orienté. Le terme de progression n’a aucun sens dans le paysage. Nous ne nous déplaçons pas à travers lui, mais nous marchons en lui de ici en ici, enveloppé par l’horizon qui, comme le ici, continûment se transforme en luimême. Dans ce cheminement de icimaintenant en icimaintenant, non seulement nous marchons sans but, mais notre marche est affranchie de ce minimum de schèmes moteurs qui donnent à notre vie, à travers le flux du temps, l’allure d’une histoire, et elle s’intègre dans l’espace, sans souci d’aucune orientation ou mesure préalables données dans l’espace géographique. Entre l’espace du paysage et l’espace géographique il y a toute la différence du chemin et de la route. Mais seul chemine en plein paysage le vrai promeneur ouvert à l’étendu qui s’ouvre à lui, et qui marche, où qu’il soit, dans le monde entier. Ma relation au paysage est circulaire. Il m’enveloppe sous un horizon déterminé par mon ici ; et je ne suis ici qu’au large de l’espace sous l’horizon duquel je suis présent à tout, et partout hors de moi. “ Il est impossible, écrit Straus, que l’espace géographique se déploie jamais à partir du paysage où nous sommes déroutés (tombés hors de toute route possible), et où en tant qu’hommes nous sommes perdus. ” 7 Que cette perdition soit le premier moment de l’art, personne ne l’a dit mieux que Cézanne : “ A ce moment là je ne fais plus qu’un avec mon tableau. (= Non pas le tableau peint, mais le monde à peindre.) Nous sommes un chaos irisé. Je viens devant mon motif, je 7 Erwin Straus, Vom Sinn der Sinne, p. 336. 4 m’y perds… Nous germinons. Il me semble, lorsque la nuit descend, que je ne peindrai et que je n’ai jamais peint. ” 8 <A>Nulle distance entre le monde et l’homme, entre cette pluie cosmique où Cézanne “ respire la virginité du monde ” et “ cette aube de nousmêmes audessus du néant ” que ne peuvent recueillir les “ mains errantes de la nature ”. Mais dans un deuxième temps Cézanne se retrouve, grâce au dessin, à la “ têtue géométrie ”, “ <têtue>mesure de la terre ”. “ Lentement les assises géologiques m’apparaissent... tout tombe d’aplomb... Je commence à me séparer du paysage, à le voir. ” 9 Puis c’est la “ catastrophe ”. Tout cet équilibre s’écroule dans l’irrépressible irruption de l’espace. “ Les terres rouges sortent d’un abîme ”. “ Je vois. Par taches. L’assise géologique... Le monde du dessin s’est écroulé comme dans une uploads/Geographie/ invmald-1.pdf
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- Publié le Apv 18, 2021
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