Actes de l'Université d'été de Saint-Flour Le calcul sous toutes ses formes L’i
Actes de l'Université d'été de Saint-Flour Le calcul sous toutes ses formes L’intelligence du calcul Michèle Artigue Professeur des universités I. Introduction Associer intelligence et calcul peut sembler à première vue étrange, le mot « calcul » renvoyant plus communément à une activité mécanique, automatisable, de plus en plus déléguée d’ailleurs à des machines. C’est avoir là, me semble-t-il, une vision très restrictive de ce que constitue réellement l’activité de calcul en mathématiques, de la diversité de ses facettes, des formes d’intelligence qu’elle nécessite, qu’il s’agisse de choisir les représentations des objets les mieux adaptées aux calculs que l’on souhaite mener, d’organiser et gérer ce calcul dès qu’il ne relève pas de la simple routine, d’en anticiper, interpréter ou contrôler les résultats. C’est aussi rendre difficile l’appréhension du rôle que joue le calcul dans la conceptualisation des objets mathématiques qu’il engage, l’appréhension de son potentiel épistémique, au delà de son potentiel pragmatique de production de résultats. C’est aussi, par voie de conséquence, rendre plus difficile une réflexion pertinente sur la façon dont l’enseignement des mathématiques peut se situer aujourd’hui par rapport à cette question si controversée du calcul, comment nous pouvons développer des compétences de calcul chez nos élèves et mettre ce développement au service de l’apprentissage des mathématiques (Artigue, 2003). C’est pourquoi associer intelligence et calcul m’a paru une entrée pertinente pour la conférence d’ouverture faite à l’université d’été : « Le calcul sous toutes ses formes » dont ce texte est issu. Et, dans les pages qui suivent, conservant le plan de l’exposé, je souhaiterais faire d’une part émerger l’intelligence qui est souvent à l’œuvre dans les activités de calcul même si elle reste invisible dans les traces ostensives de ce dernier, d’autre part poser la question des moyens de cette intelligence et des conditions de son développement au sein de l’institution scolaire. Je m’appuierai pour cela sur des exemples variés, pris dans différents domaines mathématiques, concernant différents niveaux de scolarité. Car il n’y a pas une mais des intelligences du calcul, et cette intelligence, dans n’importe quel domaine mathématique, peut et devrait trouver à s’exercer, à se développer dès les premiers contacts avec le domaine. J’essaierai aussi de montrer la relativité de cette idée d’intelligence du calcul : un calcul est intelligent pour un individu donné disposant de ressources cognitives et instrumentales données, dans un contexte institutionnel donné. Le lecteur pourrait s’attendre à ce que ce texte débute par une définition du calcul. C’est ce que nous avons cherché en premier lieu à faire quand, dans la CREM1, nous avons décidé de nous attaquer à la question de l’enseignement du calcul. Le lecteur qui se penchera, dans (Kahane, 2001), sur le rapport issu de ces travaux que j’ai eu la responsabilité de piloter, verra que nous y avons renoncé car ce qui a d’abord émergé de nos discussions, c’est l’omniprésence du calcul dans les pratiques mathématiques et la diversité de ses facettes. Si le mot calcul vient du latin « calculus » qui désignait les cailloux dont les romains se servaient pour compter, et est associé le plus souvent dans la culture aux calculs numériques élémentaires, aux apprentissages basiques relevant de la trilogie : « lire-écrire- compter », le paysage mathématique du calcul est en effet bien plus complexe : « Il concerne au delà des seuls nombres, les objets mathématiques les plus divers, comme en témoignent les adjectifs susceptibles de le qualifier, renvoyant à des objets géométriques ou mécaniques (calcul barycentrique, calcul vectoriel, calcul tensoriel…), à des objets fonctionnels et probabilistes (calcul différentiel et intégral, calcul des variations, calcul stochastique…), voire à des énoncés logiques (calcul 1 CREM : Commission de réflexion sur l’enseignement des mathématiques présidée à l’époque par Jean Pierre Kahane. - 5 - 5 Actes de l'Université d'été de Saint-Flour Le calcul sous toutes ses formes propositionnel, calcul des prédicats…). Chaque type de calcul, ainsi dénommé, s’accompagne de modes de pensée, de techniques spécifiques, faisant du calcul un objet multiforme. » (p. 175) Existe-t-il une unité qui transcende cette diversité et exprimerait l’essence du calcul ? S’il y a, nous a-t-il semblé, une telle unité, elle se situe plutôt au niveau des processus. Une part essentielle du travail des mathématiciens consiste en effet, pour résoudre les problèmes qu’ils se posent ou qui leur sont posés, à rendre des objets accessibles au calcul, à développer les méthodes de ce calcul, à les conceptualiser et les organiser ensuite au sein de théories. La naissance de l’analyse a été ainsi portée par les méthodes développées pour le calcul de tangente, de trajectoires, d’extrema, de longueurs, d’aires et de volumes… Et la dénomination de ce champ lui-même est longtemps restée une dénomination calculatoire, du calcul infinitésimal des premiers traités aux cours de calcul différentiel et intégral. On pourrait multiplier de tels exemples. Il n’est donc pas étonnant que le calcul soit en quelque sorte partout dense dans l’activité mathématique et qu’il soit si difficile de le circonscrire sans en développer une vision réductrice. C’est pourquoi je n’essaierai pas dans ce texte de donner au terme calcul une définition précise. Je voudrais cependant souligner, dans cette introduction, quelques caractéristiques de ce processus de « mise en calcul » si essentiel aux mathématiques, si consubstantiel de la puissance de cette science. Rendre des objets accessibles au calcul suppose d’abord un travail de mathématisation2, privilégiant certaines caractéristiques de ces objets et en occultant d’autres. Ce travail, comme nous l’écrivions dans le rapport de la CREM déjà cité : « est présent dès les premiers contacts avec le monde du calcul, qu’il s’agisse d’associer un nombre à une collection d’objets en oubliant les caractéristiques propres de ces objets qui n’entreront pas en jeu dans le calcul ou d’associer des grandeurs telles que longueurs, aires, angles à des formes géométriques » (p. 178). Rendre ces objets mathématisés calculables, c’est ensuite soit développer directement un calcul sur leur ensemble X, soit projeter X, par le biais d’un morphisme f, sur une structure mathématique A dans laquelle un calcul existe déjà : anneau de nombres, espace vectoriel..3. Et, dans les meilleurs cas, c’est à dire lorsque l’on sait caractériser les classes d’équivalence induites par le morphisme dans X (autrement dit caractériser ses fibres), on dispose alors non seulement de la possibilité de développer un calcul sur les objets de X mais aussi celle de prouver des propriétés de X via le calcul dans A. Les objets mathématiques sont, par ailleurs, comme le soulignait Desanti, des idéalités. Même si nous dotons ceux qui nous sont familiers d’une certaine réalité, nous n’accédons pas à eux directement à travers nos sens mais à travers des représentations sémiotiques, des ostensifs divers qui vont du geste, de l’image au symbole. Rendre des objets mathématiques accessibles au calcul, c’est donc aussi les doter de représentations sémiotiques qui supportent efficacement le calcul. Ceci ne va pas de soi, comme le montre particulièrement bien l’ouvrage récent de M. Serfati : « La révolution de l’écriture symbolique » (Serfati, 2005). Faire de l’écriture symbolique algébrique l’outil calculatoire efficace dont il nous semble si naturel de disposer aujourd’hui fut une entreprise humaine de longue haleine. Avec Descartes, enfin, l’essentiel de la tâche est accompli, mais l’ouvrage nous détaille les conquêtes que va encore nécessiter, par exemple, de Descartes à Leibniz, l’opérationnalisation d’un symbolisme exponentiel aujourd’hui complètement naturalisé. Ce qui fait la puissance des mathématiques, enfin, ce n’est pas seulement le fait qu’elles se dotent d’objets calculables et de systèmes de représentations supportant efficacement ce calcul, c’est aussi que ce calcul puisse s’algorithmiser et s’automatiser. Le calcul est ainsi pris dans un autre mouvement puissant, celui de sa mécanisation qui, lorsqu’elle est réussie, permet de l’exécuter sans intelligence, le réduisant à une succession automatisée de gestes. Cette mécanisation est nécessaire à l’avancée de la 2 Me référant à G. Israel (1996), je préfèrerai ici le terme de mathématisation à celui de modélisation, tellement galvaudé qu’il en devient complètement flou. 3 La description que nous donnons ici peut donner l’impression que le processus est linéaire. La réalité est une fois encore plus complexe car les mathématisations effectuées ne sont pas indépendantes des anticipations des mathématiciens sur les possibilités de traitement et de calcul qu’elles sont susceptibles d’offrir. - 6 - 6 Actes de l'Université d'été de Saint-Flour Le calcul sous toutes ses formes connaissance et il y a donc, dans la plupart des calculs, une alchimie subtile entre intelligence et routine. Après avoir dans cette introduction situé l’exposé, je vais en venir, dans une seconde partie, à des exemples. J’essaierai, à travers eux, d’illustrer l’alchimie entre intelligence et routine évoquée ci- dessus, de montrer que l’intelligence d’un calcul peut se manifester dans chacune de ses étapes et enfin d’illustrer la diversité des connaissances qui, suivant les domaines, rendent cette intelligence possible. II. Quelques exemples A. Calcul barycentrique Ce premier exemple se situe dans le domaine géométrique. C’est un choix qui n’a rien d’anodin. Il permet de mettre d’emblée en scène le fait que le calcul concerne les objets mathématiques les plus divers, au delà du seul uploads/Geographie/ l-x27-intelligence-du-calcul.pdf
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- Publié le Oct 18, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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