Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 3 Introduction : contexte histo
Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 3 Introduction : contexte historique et objectifs Le dix-neuvième siècle voit l’émer- gence et l’organisation d’appareils de collecte et d’analyse des données statistiques de population dans les principaux pays occidentaux (Prusse 1810, Belgique 1830, France 1831, Angleterre 1832...). Parmi les pays sous domination coloniale, l’Algérie est l’un des rares à être doté d’un appareil statistique à la fin du dix- neuvième siècle. La constitution de la IIIe République en France et la subs- titution en Algérie d’un régime civil au régime militaire existant jusqu’alors permet l’émergence d’un bureau de collecte de données statistiques et de statistique des populations (1878). Si, pour les pays européens qui engagent ou sont à la veille d’engager leur révo- lution industrielle, ces appareils sta- tistiques correspondent à une volonté de modernisation de l’appareil d’État dans le processus de construction du fait national et sont consécutifs à des réformes structurelles, pour l’Algérie (ensemble de départements français à l’époque) c’est loin d’être le cas (la société algérienne n’éprouve pas le besoin de se compter : pas de service militaire, pas de fiscalité individuali- sée, absence d’instruction publique, la scolarisation relevant de la famille, etc.) Il s’agit plutôt d’une intrusion de la modernité, dans un espace territorial et culturel où les condi- tions économiques et sociales de la construction d’un État moderne sont loin d’être réunies et ne sont même pas envisageables. Cet appareil de collecte de données statistiques se constitue et s’organise pour répon- dre aux besoins d’abord d’inventaire, ensuite de gestion des nouveaux départements français. Il est, de ce fait, profondément influencé par les conceptions françaises et correspond au modèle construit en France (un appareil centralisé où le travail statis- tique et d’enquêtes sont du ressort exclusif de l’État). Par conséquent, parmi les pays colonisés, l’Algérie, par l’ancienneté de la collecte et de la publication des données statistiques aussi bien économiques que démo- graphiques, offre un terrain d’inves- tigation particulièrement favorable à la réflexion. De nombreuses études et recherches se sont intéressées à l’histoire des institutions et des pratiques statistiques dans les pays occidentaux (A. Blum, A. Desrosières, K. Ipsen, Stanziani, et d’autres) ; très peu, en revanche, ont concerné les pays anciennement colonisés. Le présent travail se fixe pour objectif de décrire et étudier les conditions de mise en place d’une organisation dont le rôle premier est de fournir au gouvernement français des infor- mations chiffrées sur la situation des « Établissements français en Algérie ». Nous limiterons cependant ce travail à la statistique démographique, car elle nous semble être la plus à même de La statistique coloniale en Algérie (1830-1962) Entre la reproduction du système métropolitain et les impératifs d’adaptation à la réalité algérienne ! Kamel Kateb A u milieu des années 1870, avec le soutien de démographes tel que J. Bertillon, le docteur R. Ricoux développe une action de lobbying en Algérie et en France pour que la statistique démographique soit dégagée de l’emprise des bureaucrates et que le travail de collecte et de traitement des données en Algérie soit confié à des spécialistes qui mèneraient leur activité en coopération avec les milieux universitaires et scientifiques. Il propose en même temps la création d’un institut de statistique démographique à Alger. Les « rêves statistiques » de ce médecin né à Philippeville – aujourd’hui Skikda – se heurteront à la dure réalité de l’Algérie coloniale : d’une part, un Gouvernement général de l’Algérie aux objectifs se limitant au contrôle des populations et à la fiscalité ; d’autre part, le problème posé par la population indigène (insuffisances de l’état civil, analphabétisme, grande mobilité, indifférence, etc.) Il faudra attendre la fin de la Seconde guerre mondiale avec la création de l’Insee, pour qu’en Algérie se développe un effort sérieux de réflexion sur la fiabilité des données collectées et par suite sur le traitement des statistiques imparfaites. Les objectifs de cet article consistent à décrire le processus de construction de l’appareil statistique en Algérie et les tâches qui lui ont été assignées pendant les différentes étapes de sa construction. photographie tirée du site www.alger50.com Kamel Kateb 4 nous éclairer sur les objectifs et le rôle assignés à cet appareil de collecte de données statistiques, et celle sur laquelle les contraintes sont les plus fortes. En conséquence, les objectifs de ce travail consistent à décrire le processus d’élaboration de l’appareil statistique en Algérie et les tâches qui lui sont confiées pendant les dif- férentes étapes de sa construction. Nous montrerons que ce processus reste intimement lié aux objectifs de l’appareil politique colonial et que son action et la fiabilité des résultats sont conditionnés en premier lieu non seulement par les conceptions et le rôle de la statistique qui ont cours dans la société française de l’époque, mais aussi par la vision qu’a l’admi- nistration française de la population indigène algérienne. photographie tirée du site www.alger50.com photographie tirée du site www.alger50.com La statistique coloniale en Algérie (1830-1962) Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 5 L’objet de ce travail est de montrer aussi que l’administration française, dans son action de collecte des sta- tistiques démographiques, ne résou- dra que tardivement et partiellement le problème posé par la population indigène (insuffisance de l’état civil, analphabétisme, grande mobilité, indifférence, etc.) La raison principale en est que cette administration est victime de la volonté d’une partie de la population européenne d’Algérie d’assimiler les trois départements français en Algérie à la France et d’en exclure la population indigène. La raison seconde en est la faible auto- nomie accordée à l’appareil statisti- que mis en place chargé d’évaluer et d’orienter la politique démographi- que coloniale. Construction d’un appareil statistique sur le modèle français La collecte de statistiques de population accompagne la conquête et le processus de colonisation En Algérie, la collecte des données statistiques en général et celle rela- tive à la démographie sont intime- ment liées au processus de mise en place de l’appareil administratif colonial. La collecte et la publication des données statistiques sont régu- lières et systématiques. Elles tou- chent aux différents aspects de la vie économique, politique et sociale de la nouvelle colonie. Leur objec- tif est d’informer les gouvernements français des opérations de guerre et des progrès du processus de coloni- sation de l’Algérie. Il faut démontrer que la colonisation de l’Algérie est une opération rentable et que les populations européennes n’ont pas de grandes difficultés à s’y accli- mater, au moment où, en France, le doute et le scepticisme règnent. Au plan démographique, l’administra- tion militaire, dès la conquête (1833), organise le suivi de l’évolution de la population européenne installée en Algérie. À partir de 1836, elle effectue leur recensement dans les villes sous son contrôle. Les rele- vés des naissances, décès, mariages et divorces par nationalité concer- nent d’abord les seuls Européens ; ensuite, les besoins de la guerre et de la gestion administrative con- duisent à l’élargissement de la col- lecte des données de population aux indigènes qui résident dans les villes. La statistique indigène occupe cependant une portion congrue de la statistique générale ; les catégories statistiques utilisées pour la décrire ont un prisme ethnique étendu, selon la couleur de peau, la religion et les rites (Kateb, 1998). Naturellement, ces relevés concernent les popula- tions sous contrôle de l’armée fran- çaise (soit un sous-ensemble de la population algérienne, une partie importante échappant à ce contrôle ; il faudra près de quarante ans pour qu’il s’étende à toute la population indigène). La plus grande partie de la collecte des données statistiques est ainsi le fait de l’administration militaire. Les bureaux arabes (insti- tués le 1er février 1844), composés d’officiers de l’armée française, se chargent de cette collecte dans l’en- semble des tribus d’abord, puis dans les seuls territoires sous commande- ment militaire, au fur et à mesure de la progression du cantonnement des tribus et de l’élargissement des ter- ritoires dits civils. Ils effectueront les premiers recensements et dénom- brements des tribus indigènes algé- riennes (1844-45, 1856, 1866). Les officiers des bureaux arabes dans la réalisation de cette tâche se font aider par les Cheikhs (chefs de tribus dans les « douars-communes »), les Caïds et autres notables. Dans les villes et les centres de colonisation des communes de plein exercice (majoritairement peuplés de colons européens), les maires et adminis- trateurs, en appui avec les adminis- trations municipales, remplissent les mêmes fonctions que les « bureaux arabes ». En ce qui concerne les indigènes dans les territoires civils, les chefs de tribus (Cheikhs) et les juges musulmans (Cadis) constituent les relais des travaux de collecte des naissances et décès. Les enquêtes des recensements dans les villes et territoires civils sont effectuées par des agents recenseurs. Ils se recru- tent jusqu’à la fin du siècle au sein des agents municipaux. La présence d’une population euro- péenne de plus en plus nombreuse dès les premières années et l’objec- tif de créer une colonie de peuple- ment induisent des besoins de gestion administrative. Au sein de l’adminis- tration militaire, la nomination d’ad- ministrateurs civils crée des conflits de prérogatives avec les militaires, uploads/Geographie/ la-statistique-coloniale-en-algerie-1830-1962.pdf
Documents similaires
-
16
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 06, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 1.6905MB