LEMNOS CHEZ APOLLONIOS DE RHODES : EKPHRASIS, PAYSAGE INSULAIRE ET SPATIALISATI
LEMNOS CHEZ APOLLONIOS DE RHODES : EKPHRASIS, PAYSAGE INSULAIRE ET SPATIALISATION. Laury-Nuria ANDRE Quoi de plus attendu, dans l'épopée des Argonautes et leur périple en terres inconnues, qu'une belle description de la nature, du cadre et du décor qu'offre l'environnement pour singulariser ou tout simplement localiser, donner à voir au lecteur le lieu où se déroule l'action des héros partis à la conquête de la Toison d'or ? Il est tout naturel alors d'imaginer que le paysage fasse l'objet d'une attention particulière. Or, l'élément qui frappe d'emblée le lecteur du périple, c'est l'absence totale de description du caractère physique de cette île. Dès lors, le paysage, élément nécessaire pour que le lecteur se représente ces espaces, joue-t-il son rôle d'ancrage diégétique ? La découverte de l'île de Lemnos ne laisse pas de surprendre : à l'absence de description première et attendue correspond un travail de réécriture épique endogène. L'ekphrasis du manteau de Jason, héritière de celle du bouclier d'Achille chez Homère, est en réalité ce qui permet de donner à voir du « pays » au lecteur. Tout un jeu de savante composition reposant sur des substitutions descriptives vient entourer cette île de mystère. Mais peut-on parler pour autant d'ekphrasis du paysage dans ce cas précis ? Deux éléments sont ici à prendre en compte : il faut, d'une part, que la notion même de paysage existe1 et qu'elle soit considérée comme objet digne de figurer dans l'espace épique2, genre noble par excellence, et d'autre part, il est nécessaire de savoir ce que l'on entend par ekphrasis. Le caractère hellénistique de ce texte, composé au moment où se développe considérablement une pratique de l'ekphrasis au sens moderne du terme, c'est-à-dire en tant que description précise d'une oeuvre d'art, ainsi que la dimension fortement intertextuelle faisant des Argonautiques une réécriture du modèle homérique de ce type d'ekphrasis, semble interdire au paysage un tel traitement. Comment comprendre dès lors, que le paysage, notion exogène à l'espace épique, puisse faire l'objet d'une substitution descriptive, déportant et reportant, sur l'objet épique légitime, sa forme, ses couleurs, mieux, son sens ? Il faut alors reprendre le passage en entier et observer comment s'y insère l'ekphrasis pour comprendre les liens qu'elle entretient avec le paysage insulaire, notamment au travers de la perception spatiale. Nous souhaiterions montrer ici comment, peu à peu, le poète « met sous les yeux du lecteur » l'espace lemnien « de manière vivante et dynamique3 » de sorte que le paysage devient une ekphrasis au sens des théoriciens antiques, gagnant ainsi ses lettres de noblesse et son droit de cité dans le genre noble qu'est l'épopée4. LEMNOS : ÎLE A-TOPIQUE ET ABSENCE DE DESCRIPTION ? Les abords de l'île : aveuglement et cadence narrative Les étapes de la navigation qui précèdent l'arrivée sur l'île de Lemnos offrent des indications qui peuvent satisfaire aux exigences d'une curiosité géographique : une succession de lieux précis donnée dans les vers 594 à 600, ' ἠῶθεν δ Ὁμόλην αὐτοσχεδὸν εἰσορόωντες / : ' πόντῳκεκλιμένην παρεμέτρεον οὐδ ἔτι δηρὸν / μέλλον ὑπὲκ ποταμοῖο βαλεῖν Ἀμύροιο ῥέεθρα. / ' κεῖθεν δ Εὐρυμενάς τε πολυκλύστους τε φάραγγας / Ὄσσης ' : Οὐλύμποιότ ἐσέδρακον αὐτὰρ ἔπειτα / , κλείτεα Παλλήναια Καναστραίην ὑπὲρ ἄκρην,/ ἤνυσαν ἐννύχιοι πνοιῇἀνέμοιο θέοντες5 qui se présentent comme une chaîne de noms géographiques, une juxtaposition de 1 Si les spécialistes d'Esthétique s'accordent à dire que la notion de paysage ne s'applique guère au regard des anciens Grecs, et encore moins à leur univers conceptuel, comment peut-on donner à voir « du pays » au lecteur ? Afin précisément d'offrir au regard une topicité singulière, lors de la toute première escale des héros, sur l'île de Lemnos, le poète va convoquer deux modèles de représentation du monde, le modèle pictural et le modèle théâtral, ayant tous deux recours à la spatialisation. De ce fait, nous lirons en parallèle du texte apollonien, des représentations picturales antiques. La majorité des peintures mentionnées, bien que sans doute inconnues d'Apollonios, n'en manifestent pas moins la prégnance des topiques poétiques hellénistiques. Ainsi, nous espérons mieux identifier cette circulation des modèles destinés à montrer le paysage dans les diverses formes d'art. Pour la question du paysage dans la peinture romaine, voir les travaux d'A.Rouveret et le dernier ouvrage de J.-M. Croisille, Paysages dans la peinture romaine, Picard, 2010. 2 Voir à ce propos notre réflexion L.-N.ANDRÉ, « Le paysage dans l'Antiquité : objets antiques, théorie moderne? », communication lors de la journée d'étude L'Objet dans les Sciences de l'Antiquité, MOM, Lyon, 4 décembre 2010. 3 Définition donnée par R.WEBB « a speech that brings the subject matter vividly before the eyes » à partir des définitions de Théon et d'Hermogène voir R.WEBB, Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, Ashgate, Burlington, 2010, p.1 4 Par ailleurs, cette analyse nous permet aussi de mesurer que le caractère a-topique de l'espace insulaire propose une réflexion sur le sens de ce périple et sur les modalités de représentation du monde qui en découlent, parce qu'il fait de cette île et de la figuration, pour le moins paradoxale, de son paysage, un paradigme du problème paysager à la période alexandrine. 5 En I, 594-600 « dès l'aube ils voyaient aussitôt et longeaient Homolé située sur la mer; peu après, ils allaient dépasser le cours du fleuve Amyros. Ils aperçurent ensuite Euryménai et les falaises battues des flots de l'Ossa et de l'Olympe; puis ils passèrent de nuit devant les collines de Palléné, au-delà du cap Canastron, poussés par le souffle du vent. » F.VIAN, Les Argonautiques, Les Belles Lettres, 2002, p.78. toponymes : Ὄσσης Οὐλύμ , ποιό , Παλλήναια Καναστραίην créant dans l'espace syntaxique une proximité spatiale qui se veut le reflet de la proximité spatiale du référent géographique désigné. La combinaison des adverbes de temps aux adverbes de lieu: , ... ... ... Ἠῶθεν Κεῖθεν ἐσέδρακον αὐτὰρ ἔπειτα πνοιῇmais aussi aux adjectifs comme ἐννύχιοι presse la cadence, créant ainsi une accélération du rythme de la narration qui cherche à traduire la hâte des Argonautes vers le but. Le tout est porté par un rythme prosodique en levée, marqué par les hexamètres dactyliques réguliers. L'écriture poétique d'Apollonios de Rhodes dans ce passage, se veut « objective » et relève du goût savant pour le «vérifiable »6. Dans le cas de l'écriture descriptive de l'arrivée à Lemnos, conclure sur le fait qu'une absence de description paysagère engagerait obligatoirement une absence d'ekphrasis destinée à camper avec vivacité les lieux et l'atmosphère de l'épisode serait quelque peu hâtif. Ce passage est en effet construit pour jouer des oppositions : rejettant dans les marges géographiques de l'avant et de l'après escale des indications qui s'avèrent en réalité précieuses, le poète crée le contraste avec le débarquement des héros sur l'île. Les précisions géographiques se font alors rares et cèdent la place à des indications d'ambiance générale autour de l'île : un ralentissement du rythme narratif, focalisant l'attention sur un seul élément paysager, dessinent un premier contraste de rythme diégétique en I,602-604 : Ἦρι δὲνισσομένοισιν Ἄθω ἀνέτελλε κολώνη/ Θρηικίη7. Le poète consent ici à livrer quelques indications spatio-temporelles en créant une rupture du rythme diégétique destinée à attirer l'attention du lecteur. Ce dernier se figure alors la scène avec plus de précision, et celle-ci lui apparaît plus « véridique ». Ses indications portant sur les environs de l'île et non sur la nature même de cette dernière semblent être une « concession » faite au lecteur. Mais il s'agit plutôt d'un leurre désignant une stratégie de composition narrative qui dénonce le caractère problématique du paysage et le traitement singulier dont il fait l'objet. Une île aux colorations chthoniennes L'arrivée aux abords de l'île de Lemnos conforte cette idée : ἣτόσσον / , ἀπόπροθι Λῆμνον ἐοῦσαν / ὅσσον ἐς ἔνδιόν κεν ἐύστολος ὁλκὰς ἀνύσσαι, / , ἀκροτάτῃκορυφῇσκιάει καὶἐσάχρι / Μυρίνης8. Les indications de distance sont utiles au lecteur afin qu'il se représente l'avancée de l'Argô ; mais pourquoi l'auteur a-t-il choisi précisément de s'arrêter sur ce point de géographie ? Certes, l'effet de proximité et le travail sur le rythme narratif destinés à rendre cette arrivée plus vivante aux yeux du lecteur sont nécessaire à la dynamique du récit ; mais il y a plus : la description du mont Athos se singularise tout particulièrement ici. Ce que l'auteur donne à voir ce n'est pas tant la montagne en elle- même, son aspect ou sa forme9, que son ombre portée. Apollonios souligne son importance et sa taille ἀκροτάτῃ κορυφῇσκιάει10 en les décuplant par les indications de distance entre Lemnos et le mont Athos ὅσσον ἐς ἔνδιόν κεν ἐύστολος ὁλκὰς ἀνύσσαι11. Ces caractéristiques semblent alors associer ce mont Athos au type paysager du locus horridus12. Montagne et mer peuvent apparaître dans certains cas comme des espaces phobiques aux yeux des Anciens13. L'arrivée en vue des côtes de Lemnos combine deux espaces analysables en termes de thalassophobie14 et orophobie15. De ce point de vue, l'ombre portée de la montagne, gigantesque, contribue à grandir démesurément l'importance de la taille du mont et à créer uploads/Geographie/ laury-nuria-andre-lemnos-chez-apollonios-de-rhodes-ekphrasis-paysage-insulaire-et-spatialisation.pdf
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- Publié le Nov 28, 2021
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