Le territoire, lien ou frontière ? Paris, 2-4 octobre 1995 Le territoire, nouve
Le territoire, lien ou frontière ? Paris, 2-4 octobre 1995 Le territoire, nouveau paradigme de la géographie humaine ? Joël BONNEMAISON Université de Paris-Sorbonne Le territoire fait l'objet d'un débat en géographie, mais aussi dans l'ensemble des sciences humaines. L'idée de territoire connaît pourtant un certain succès. Un peu comme si elle correspondait à un approfondissement de la géographie, comme si sous l'espace, on avait découvert le territoire. Mais en même temps cette découverte inquiète. Certains craignent d'accorder une trop large place aux fondements non rationnels et un peu obscurs de l'humanité. Bref, le nouveau paradigme serait dangereux. Ce qui nous conduit à poser trois questions pour ce colloque : 1) La découverte du territoire est-elle le signe d'un renouvellement de la pensée géographique ? L'approche sous l'angle du territoire diffère-t-elle notamment des approches fondées sur l'organisation de l'espace géographique? 2) Pourquoi ce débat ? Pourquoi cette inquiétude ? Certains veulent voir la fin des territoires… alors que la lecture des événements contemporains prouve que le territoire est au cœur de tous les enjeux du monde politique actuel; que loin de le faire disparaître, ce qu'on appelle le Système Monde, le fait resurgir, bien malgré lui, comme une sorte de réaction spontanée, un antidote post-moderne ? 3) Et finalement de quel territoire parlons-nous ? Les éthologues ont depuis longtemps leur définition, "l'espace vital terrestre, aquatique ou aérien qu'un animal ou un groupe d'animaux défend comme sa propriété exclusive", les juristes la leur, les psychologues en parlent comme la "dimension cachée" : qu'entendons-nous par territoire en sciences humaines et en particulier en géographie humaine ? Parlons-nous toujours de la même chose ? Il y a à la base un problème de définition, indispensable si l'on veut éclaircir un débat qui semble reposer sur des conceptions parfois floues qui alimentent, comme à plaisir, des malentendus. Les dérives du territoire Ces dérives sont au nombre de deux; elles représentent les faces inversées d'une même dénaturation de l'idée : 1) des sociétés animales aux sociétés humaines, n'y aurait-il qu'un pas ? Certains auteurs ont dénoncé alors le territorialisme implicite de la notion : le terrorisme du territoire, lié à une vision primaire de l'humanité; il conduirait directement à un nationalisme exacerbé, au tribalisme, à l'ethnisme, entraînant de facto, l'exclusion et par la même la "purification". Le territoire dans ce cas est réduit à la "frontière", à quelque chose qui sert à produire de la guerre. Le territoire est vu comme un impératif, une pulsion qui porte à la conquête et à la défense du domaine (Ardrey R., 1966). 2) Mais la mise en garde contre cette dérive, voire sa dénonciation, peut conduire à l'excès inverse : la banalisation du concept. Le territoire, dans ce cas, apparaît dans sa version J. Bonnemaison – Le territoire, nouveau paradigme de la géographie humaine ? 2 "minimale" et comme épuré : c'est une parcelle d'espace approprié, une maille de l'espace que la collectivité gère et aménage pour "assurer sa reproduction et satisfaire ses besoins vitaux". On parle dans ce cas d'aménagement du territoire. Ce terme est devenu un concept technique, qui répond à une fonction géographique et qui se définit par "l'unité de fonctionnement que le groupe lui assigne". Les géographes parlent alors de "la production d'un territoire" (Le Berre, 1992). Dans ce dernier cas, le territoire n'est plus qu'un support, la projection dans l'espace d'une structure sociale. C'est un canton du Système Monde. Ce n'est plus une frontière, ni un impératif, mais en voulant ainsi détruire son aspect inquiétant, ne l'a-t-on pas en même temps dénaturé, banalisé à un point tel qu'il ne veut plus rien dire ? Espace et territoire Le territoire s'oppose-t-il à l'espace ? Les géographes ont d'abord fondé leur discipline sur la notion de région et la relation avec le milieu naturel, puis dans les années 1960, ils se sont ralliés à l'idée d'espace géographique conçu comme un système organisé correspondant à une unité de fonctionnement dont les déterminants sont largement économiques. L'espace est une réalité physique, c'est un support qui renvoie pour l'essentiel à des rapports de production. Une certaine géographie en ressort. L'espace produit par le Système Monde ou par l'économie-monde s'expliquerait par le jeu des centres et des périphéries; il serait d'abord une unité fonctionnelle déterminée par l'économie. Sur les marges du système monde, ou si l'on préfère "en dessous", tournerait l'anti-monde, sorte de monde "à l'envers", dont les définitions comme les perceptions sont diverses. Cette vision, achèvement de la notion même d'organisation de l'espace, a laissé un certain nombre de chercheurs insatisfaits, en particulier ceux qui, précisément, s'intéressent à l'anti- monde, aux espaces cachés et peu connus, ou aux sociétés de l'extrême-périphérie, qui n'entrent pas dans les logiques du Système Monde. Ces chercheurs ont rencontré d'autres systèmes de valeurs. Travaillant hors de l'espace du Système Monde, ils ont découvert son envers : le territoire. Le territoire peut être défini comme l'envers de l'espace. Il est idéel et même souvent idéal, alors que l'espace est matériel. Il est une vision du monde avant d'être une organisation; il ressort plus de la représentation que de la fonction, mais cela ne signifie pas qu'il soit pour autant démuni de structures et de réalité. Il a des configurations propres, variables selon les sociétés et les civilisations, mais sa réalité ressort plus de l'analyse culturelle, historique et politique que proprement économique. Il n'y a alors rien d'étonnant à ce que ce soit des chercheurs travaillant sur des sociétés traditionnelles où les valeurs économiques ne sont pas les valeurs primordiales qui les premiers aient cherché dans le territoire ce que l'espace ne révélait pas. Le territoire n'est donc pas nécessairement le contraire de l'espace géographique, il le complète. C'est un ailleurs, à deux dimensions : une unité d'enracinement constitutif de l'identité et, au-delà encore, un enjeu politique. Le territoire-identité Le territoire, sous des configurations spatiales très diverses, est inhérent à toute civilisation. Le sentiment identitaire s'incarne dans des lieux et dans des géosymboles, c'est-à-dire des formes spatiales vecteurs d'identité (Bonnemaison, 1980). Il y a du territoire dans toute société : J. Bonnemaison – Le territoire, nouveau paradigme de la géographie humaine ? 3 toute identité présente un lien avec des lieux qui sont aussi des cœurs. Ce n'est pas alors le sentiment de la banale appropriation qui en rend compte, mais une relation d'essence affective, voire amoureuse. Les lieux du cœur ou lieux de l'identité renvoient souvent à l'origine et baignent dans ce que Levi-Strauss a décrit un jour comme "la grandeur indéfinissable des commencements". Pour Luc Bureau (1971), géographe du Québec, le territoire, c'est la "résonance entre l'homme et le monde", on pourrait dire aussi qu'il est la résonance de la terre en l'homme. Quelque chose donc de très animal si l'on veut, de primaire, mais aussi de très profond et par là même de superbement élevé, qui "ouvre l'esprit au poétique, au sacré et à l'infini". On retrouve là toute l'ambivalence du territoire, qui est à la fois terre et poème. Le territoire est d'abord un espace d'identité ou si l'on préfère d'identification. Il repose sur un sentiment et sur une vision. La forme spatiale importe peu, elle peut être très variable. Le territoire peut même être imaginaire ou rêvé, comme dans les diasporas. Il peut être un cheminement, une constellation de lieux réunis par des pistes d'errance, comme dans les territoires aborigènes chantés plus que décrits par Bruce Chatwin, un système discontinu de pâturages comme chez les Touaregs (Bernus), une route de pirogues autant qu'un lieu-fondateur comme en Mélanésie. Ce peut être un cœur tout autant qu'une frontière ou tout au moins un balancement continuel entre le cœur et la frontière. Le territoire, c'est cette parcelle d'espace qui enracine dans une même identité et réunit ceux qui partagent le même sentiment. Dans ce sens, c'est bien un lien avant d'être une frontière. Les Mélanésiens se définissent par leur identification à des réseaux de lieux sacrés et leurs vraies frontières ne sont pas des lignes, mais des espaces vides, sans lieux, ni habitants, des espaces déshumanisés où l'on ne se risque jamais. Dans ce système territorial, le cœur compte plus que le terme (ou que la borne). Le territoire est d'abord un espace culturel d'identification, ou d'appartenance; l'appropriation ne vient qu'en deuxième instance. Le territoire, enjeu politique Le territoire en tant qu'espace politique est d'une autre nature. La frontière le borne, elle marque l'espace de survie et de puissance, c'est-à-dire le cœur des enjeux géopolitiques. C'est l'espace défendu, négocié, convoité, perdu, rêvé, où se jouent les rapports de domination entre les nations. On se bat pour un territoire, pour une ligne de crêtes – la ligne bleue des Vosges – ou pour les îles Malouines, bien qu'elles n'aient pas d'enjeux économiques réels. En cas de conflit, les compromis sur les biens et les richesses, sur l'espace de production sont toujours possibles, ils ne le sont pas sur le territoire. C'est bien le drame des conflits identitaires : la force affective et symbolique du territoire est telle que bien souvent aucune solution n'apparaît, c'est uploads/Geographie/ le-territoire-nouveau-paradigme-de-la-geographie-humaine-bonnemaison.pdf
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- Publié le Aoû 11, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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