Études de lettres 1-2 | 2013 Entre espace et paysage Représentation de l'espace

Études de lettres 1-2 | 2013 Entre espace et paysage Représentation de l'espace Lecture des espaces en mouvement : géocritique et cartographie BERTRAND WESTPHAL p. 17-32 https://doi.org/10.4000/edl.478 Résumé Quelles qu’en soient les modalités, la carte géographique est un objet de constante fascination pour les artistes. Pour s’en convaincre, on partira de quatre exemples : les tapisseries murales à sujet cartographique qui ornent le mur de plusieurs intérieurs bourgeois peints par Vermeer ; les spéculations cartographiques que Christopher Marlowe prête au conquérant Tamerlan ; les propos hautement politiques que des géographes militaires britanniques imaginés par le dramaturge Brian Friel échangent avec les habitants d’un petit village irlandais dont les toponymes gaéliques sont destinés à être anglicisés ; et, pour revenir au présent, les œuvres à mi-chemin entre planches anatomiques et planches d’atlas conçues par Kathy Prendergast, artiste irlandaise. A partir de ces différentes illustrations (au sens fort), on se livrera à une réflexion sur les liens possibles entre cartes, textes et images, dans une dimension géocritique intégrant des excursus postcoloniaux et gender. Texte intégral Depuis longtemps, la carte occupe le terrain et couvre les recoins les plus énigmatiques du globe, comme un reporter couvre les grands événements du monde. Elle vaut qu’on en parle. Concentrons-nous pour commencer sur quelques exemples et déplaçons-nous, car parler d’espace suppose que l’on franchisse les limites de la pure formalisation théorique. Et, avec un peu d’imagination, voyageons aussi dans le temps. 1 La première des quatre étapes de ce périple nous mènera à Delft, entre 1655 et 1675, où nous rencontrerons peut-être le grand Jan Vermeer – « peut-être », disais-je car l’homme préférait l’intimité des maisons à pignon plutôt que la fréquentation des rues ou les promenades au grand air dans les champs où commençaient à fleurir les tulipes importées de Turquie. Vermeer avait beau 2 affectionner les pièces cossues des maisons de sa ville natale, il vouait un véritable culte aux cartes – aux cartes géographiques, symboles de l’ouverture sur le lointain. Vermeer et les cartes, donc… A quels tableaux penser ? Pourquoi pas à L’Astronome ou au Géographe, l’un incliné sur un globe, l’autre penché sur un atlas et tel rouleau de cartes dépliées. Mais ce serait presque trop facile, joué d’avance, scontato, comme disent les Italiens. Prenons plutôt L’Officier et la jeune fille riant, La jeune Femme à l’aiguière, La femme en bleu lisant une lettre, La Femme au luth, L’Allégorie de la peinture. Tous ces chefs-d’œuvre, et j’en omets plusieurs, présentent un point commun, a priori inattendu. Certes, tous dévoilent devant nos yeux le plan en coupe d’un intérieur bourgeois de la bonne ville de Delft illuminé par des rais de lumière que tamisent les vitres d’une fenêtre entrouverte (on la voit parfois sinon on la devine). C’est en quelque sorte la marque de fabrique du grand Vermeer. Mais ce qui nous intéressera ici au premier chef, c’est que tous exposent à l’arrière-plan une mappemonde suspendue au mur en guise de tapisserie. On ajouterait volontiers que si l’astronome et le géographe des tableaux sont des hommes, les figures qui jouxtent les différentes tapisseries cartographiques sont invariablement des femmes1. Sans être historien de l’art et expert de l’œuvre de Vermeer, je sais pour l’avoir lu – mais je crois même que je l’aurais deviné – que la plupart de ces compositions tendent à établir un contraste saisissant entre d’une part le sentiment de confort qu’inspire l’intérieur douillet situé à l’abri des digues et d’autre part le rêve de lointain ou pour le moins le désir d’ailleurs qu’exprime le regard songeur que la jeune femme lance en direction de la fenêtre, quelques secondes peut-être – allez savoir ! – après avoir contemplé la mappemonde accrochée à la cloison. Rien n’empêche de penser que Vermeer fût le premier à coupler la carte et le rêve, car il faut bien reconnaître qu’avant lui, et après lui aussi bien, celle-là a surtout reflété ou suscité l’avidité et l’acharnement des hommes. C’est justement une leçon sur l’avidité qui va motiver notre deuxième étape, qui intervient plus tôt dans l’Histoire et plus loin de l’Europe, sous une tente à Otrar, dans le Kazakhstan actuel, en 1405. Tamerlan, qui s’apprêtait à attaquer la Chine des Ming, a contracté la peste quelques semaines auparavant. Il agonise quelque part dans la steppe alors qu’il s’est emparé d’une bonne portion du monde de son époque. D’une portion, d’une large portion, mais pas de l’ensemble. Il lui manquait en effet l’un ou l’autre territoire pour remporter la partie de Risk qu’il avait engagée. Pas le Kamtchatka, péninsule de l’Extrême- Orient russe que le célèbre jeu de société, si violent dans son dépouillement, a popularisé. Mais d’autres territoires qu’évoquera Christopher Marlowe dans la pièce qu’il consacra en 1587 au chef de guerre mongol. Sur son lit de mort, Tamerlan s’enquiert d’une carte. On la déroule ; il entreprend de dresser l’inventaire des conquêtes qui l’ont conduit de Samarcande jusqu’à Zanzibar et jusqu’en Perse. Il pointe son doigt sur des aires vierges et s’écrie : « Je meurs, rien de cela n’est conquis ! »2. Son dépit est aussi grand que le fut naguère son appétit de conquête. J’ignore si Tamerlan recourait vraiment à des cartes. Sans doute que si, même si la cartographie, en ces temps-là, n’était pas l’affaire des Mongols et des Chinois. Les cartes que Marlowe confie à son héros, si elles inspiraient bien un désir d’ailleurs, matérialisent avant tout une appropriation en cours, une cible géographique. Frustré davantage par la tâche laissée en suspens que par l’imminence de sa mort, Tamerlan se tourne vers ses enfants : « Mes fils, voyez ces étendues de terres / A mi-chemin du Cancer jusque vers l’ouest »3. Implicitement, il leur indique qu’il leur appartiendra de s’emparer des derniers territoires manquant au grand empire. Ils échoueront. 3 La troisième étape est plus proche de nous à la fois dans le temps et dans l’espace. Elle nous vaut une halte à Baile Beag ou Ballybeg, dans le comté de Donegal, en Irlande, en août 1833. Parler de ce village dans le cadre d’une étude sur la cartographie revêt une dimension paradoxale, car Baile Beag ou Ballybeg ne figure sur aucune carte. Il s’agit d’un nom générique qui, dans la verte Erin, signifie « petite bourgade ». Baile Beag/ Ballybeg est le lieu fictionnel qui sert de 4 décor habituel, de set comme on dirait à Hollywood, à l’un des plus grands dramaturges contemporains : l’Irlandais Brian Friel. En août 1833, quelques élèves sont réunis autour de Hugh O’Donnell, maître de latin et de grec, qui aime lever le coude plus que de raison. Ses deux fils, Manus et Owen, se trouvent également dans l’assistance. Owen est revenu de Dublin en compagnie de deux officiers anglais, le capitaine Lancey, cartographe de son état, et le lieutenant Yolland, expert en toponymie. Leur mission consiste à angliciser les noms gaéliques, à faire en sorte que Baile Beag devienne un Ballybeg crédible et conforme aux usages de la Couronne. Owen, qui se fait appeler Roland, charité bien ordonnée commençant par soi-même, leur servira d’intermédiaire, de truchement linguistique car les uns et les autres ne se comprennent pas : c’est au point que lorsque Hugh entreprend de parler latin aux militaires ceux-ci croient entendre du gaélique. Mais les malentendus linguistiques ne sont rien comparés aux difficultés diplomatiques, car on imagine aisément que l’application des ordres vaudra quelque contrariété aux zélés militaires, surtout lorsqu’ils expliquent à leurs interlocuteurs que les relevés serviront à lever des taxes. Voilà en quelques mots le cadre général de Translations, une pièce de 1981 qui, à ma connaissance, n’a pas été traduite en français, malgré un titre propice. Cahin- caha, on effectue les modifications toponymiques, que l’on mime les consonances gaéliques en anglais ou que l’on traduise les étymons (ce qui ne vas pas toujours de soi, car il arrive que le sens du toponyme se soit égaré en cours de route, si je puis dire). Le lieutenant Yolland manifeste parfois de la curiosité à l’égard d’une culture qu’il découvre, mais il finit par disparaître, ce qui attire sur les villageois de sévères menaces de représailles de la part du capitaine Lancey. Lorsque celui- ci mentionne en anglais les emplacements des maisons qui seront rasées si on ne délivre pas son subalterne, Owen/Roland traduit au fur et à mesure en gaélique. La boucle est ainsi bouclée. Owen, qui cesse de se faire appeler Roland, a compris que l’avertissement de son frère Manus, à la fin du premier acte était fondé : « It’s a bloody military operation, Owen ! »4. Plusieurs habitants de Baile Beag avaient fait preuve à l’égard du colonisateur anglais de la même candeur que les Tainos, premiers peuples des Caraïbes, à l’égard de Colomb et de ses successeurs hidalgos. Comme eux, ils ont déchanté. Il eût été dommage de ne pas réserver une quatrième et dernière étape aux Etats-Unis. Au demeurant, elle aurait pu être imprégnée d’Irish Spirit. J’aime en effet à citer l’œuvre de Kathy Prendergast, une artiste irlandaise, qui allie comme uploads/Geographie/ lecture-des-espaces-en-mouvement-geocritique-et-cartographie 1 .pdf

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