« Les Dames galantes » au fil des mots J’ay veu madame la marquise de Rothel
« Les Dames galantes » au fil des mots J’ay veu madame la marquise de Rothelin1, mere à2 madame la doüariere3 princesse de Condé4 et de feu M. de Longueville5, nullement offencée6 en sa beauté ny du temps ny de l’aage, et s’y entretenir7 en aussi belle fleur8 qu’en la premiere, fors que9 le visage luy rougis- soit un peu sur la fin ; mais pourtant ses beaux yeux qui estoyent des nompareils10 du monde, dont madame sa fille en a herité, ne changerent oncques, et aussi prests à blesser que jamais. 1 Jacqueline de Rohan-Gyé (ou Gié) [v. 1520-1587], mariée en 1536 à François d’Orlé- ans-Longueville [1513-1548], marquis de Rothelin. 2 construction ancienne : Vous fustes fils au bon comte Reynier ; Que jamais ne dirai que soie fille à roi ; De lès els seoit l’empereris, qui feme estoit au pere et marastre au fil, et estoit suer le roi de Hongrie, bele dame, et bone durement ; Son fils de son premier mariage, qui fut pere au gentil roi Edouard, fut couronné après lui ; Cassandre, autrement Alexandre, fut fille à Priam, roi des Troyens (Delaporte, Epithetes, 1571) ‖ s’est maintenue dans des locutions désuètes : la barque à Caron (Depuis qu’en France les medecins ont des carroſſes à deux chevaux, la barque à Caron paſſe toujours meſure comble), le denier à Dieu (pièce de monnaie destinée à devenir entre deux parties contractantes la preuve d’un engagement for- mel, et qui autrefois devait toujours être employée à quelque usage pieux), disputer de la chape à l’évêque (De la chape à l’évêque, hélas ! ils se battoient, Les bonnes gens qu’ils étoient [documentation : Littré ; le Courrier de Vaugelas, 1872] 3 TLFi : Rem. La plupart des dict. gén. (surtout du XIXe s.) attestent douairier, subst. masc. ,,Enfant qui se tenait au douaire de sa mère, en renonçant à la succession de son père. Un enfant ne peut être douairier et héritier tout ensemble” (Ac. 1798-1878). Prononc. et Orth. : [dwɛ:ʀ]1. Les aut. ne mentionnent les prononc. [dwa:ʀ] et [dwaʀjɛʀ] que pour les rejeter comme « surannées » (Martinon cité par BUBEN 1935, p. 77). Cependant DUPRÉ 1972 va plus loin en écrivant : ,,Douaire, espèce de dot, (...) ne s’est jamais prononcé, que nous sachions [dwa:ʀ]”. Étymol. et Hist. Ca 1160 doaire (Eneas, éd. J.-J. Salverda de Grave, 3319). Empr. au lat. médiév. dotarium de même sens (av. 1040 ds NIERM.) dér. de dos, dotis (dot*) avec infl. de douer au sens de « gratifier, doter d’un douaire ». C’est la remarque citée de Paul Dupré (Encyclopédie du bon français dans l’usage contempo- rain, 1972) qui appelle cette mise au point. Le douaire est un droit en usufruit sur les biens propres du mari : un gain de survie. À l’origine, les revenus du douaire sont prélevés sur les héritages de la lignée du mari. La douairière a donc la jouissance d’une terre durant sa vie, jouissance qui doit ensuite dans le lignage du mari soit par les enfants si enfants vivants il y a, soit par la fratrie, soit en recherchant les ascendants. Le sens dégradé de douairière « vieille femme » (l’emploi péjoratif du terme n’est pas rare : « Ah ! voilà que vous me traitez aussi mal que me traitent les vieilles douairières vos amies » Mérimée, Le Vase étrusque) ne remonte pas au-delà du XIXe siècle : en 1819, chez Boiste (5e éd.). 1 [dwɛ:ʁ] et le reste à l’avenant. 023 Pour les aspects techniques, voir la thèse de Nicole Dufournaud, soutenue en 2007, « Rôles et pouvoirs des femmes au XVIe siècle dans la France de l’Ouest », en particulier la 3e partie du ch. II, Le douaire, un usufruit réservé aux femmes, p. 125-146. En complément, l’analyse fouillée d’Odile Halbert, « Un an de deuil signifiait pour la veuve aucun partenaire sexuel, sinon plus de douaire », dans son blog Modes de vie aux 16e, 17e siècles à travers les actes notariés, les archives d’Anjou et Normandie1. La forme douare est attestée : « le douare sa mere vus volra calengier [« redemander, récla- mer »], Li Romans d’Alexandre ; « Et je i tremetrai lo fil de ma moillier Por nen douare [« récom- pense »] sans autre recovrer », Le Roman de Roncevaux. Dans « Une existence de grand seigneur au seizième siècle — Mémoires autographes du duc Charles de Croÿ », publié en 1845 par le baron de Reiffenberg, la forme douare apparaît vingt-deux fois (dans des actes notariés datant de 1605-1606). Les dérivés usuels sont doua(i)rier [Enfant qui se tenait au douaire de sa mère, en renon- çant à la succession de son père] et le très fréquent doua(i)riere (douariere chez Saint-Simon, Fénelon, Tallemant des Réaux, … ; la suscription d’une lettre adressée en 1550 par Diane de Poitiers à Marie de Guise, veuve de Jacques V d’Écosse/James V of Scotland, porte De madame la duchesse de Valentinois à la royne douariere d’Escosse). Dans son Enrichissement de la langue française - Dictionnaire de mots nouveaux (2e éd., 1845, p. 154), Jean-Baptiste Richard de Radonvilliers propose douariable, douariation, douarié, le verbe douarier, et douarisme, qui sont demeurés lettre morte. Comme il s’agit de phonographématique, on va retrouver le clivage point de vue descrip- tif / point de vue prescriptif chez les auteurs qui vont traiter de « doua(i)rière ». Le tableau suivant me semble rendre compte d’un état de fait sur une longue période : GRAPHIES PRONONCIATIONS douariere douairiere dwaʁjɛʁ ✔ ✔ dwɛʁjɛʁ ✔ Pour mon propos, il me suffit de montrer que la prononciation /dwaʁjɛʁ/ est attestée. En 1739 sort la 1re éd. (posthume) du Traité de l’orthographe françoise de Charles Leroy [de la Corbinaye], qui indique « quelques-uns diſent douariere… Mais le bon uſage eſt pour douairiere. » 1 www.odile-halbert.com/wordpress/?cat=2814 — daté du 6 février 2010. En 1760, l’abbé Bouillette fait paraître un Traité des sons de la langue françoise, et des carac- teres qui les representent, précisant (au ch. IV, p. 120) que le double graphème ai se pro- nonce « comme a, dans le mot douairiere, qu’on prononce douariere. » Cette assertion est critiquée par un collaborateur (anonyme) du Journal des Sçavans (juin 1763, p. 430). Enfin, Nicolas Beauzée, académicien, grammairien, mais surtout « précurseur de la pho- nétique » (Christophe Rey), publie dans le VIIIe tome de l’Encyclopédie, en décembre 1765, un article (signé) ouvrant la partie consacrée aux vedettes commençant par i et où il affirme : Ce cliché est tiré du tome XVIII, 3e éd., Genève (1779). Le passage correspondant se trouve p. 424 du tome VIII paru en 1765. Le débat entourant la prononciation de douariere (cette graphie cédant constamment du terrain face à douairière ; notons que le Dict. portatif de la langue françoise extrait du grand dict. de Pierre Richelet [1780], de Noël François de Wailly, admet DOUAIRIER (DOUARIER) et DOUAIRIERE (DOUARIERE), mais c’est un cas isolé) et se prolongea très avant dans le siècle suivant : voir Napoléon Landais, Dict. général et grammatical des dict. français (9e éd., 1846), Bernard Jullien, Le Langage vicieux corrigé (1853). Melchior Núñez de Taboada, Diccionario francés-español y español-francés, 7e éd. (1833, la 1re datant de 1812), I, p. 334, n’enregistre que les vedettes DOUAIRE, DOUARIER, DOUARIÈRE — avant de passer directement à DOUANE, petit écart par rapport à l’ordre alphabétique. Ces singularités disparurent d’éditions ultérieures. En toponymie, douare désigne une pièce de terres arables appartenant à la cure1 (Paul Auguste Piémont, 1969). [Ne pas confondre avec le breton douar « terre, terrain », d’un plus ancien doiar, gallois daear, de dayr, cornique dōr, de doer2 ; cf. l’étymologie populaire de Douarnenez.] En Écosse, on parlait de (Quene) Douarier ; en Angleterre, de (Princess, Queen) Dowager, adap- tation de l’ancien-français doua(i)g(i)ere, tiré de douage « douaire ». 4 Françoise d’Orléans-Longueville [1549-1601], seconde épouse de Louis Ier de Bour- bon [1530-1569], prince de Condé. 5 Léonor d’Orléans-Longueville [1540-1573]. 6 « dont la beauté n’avait aucunement subi les atteintes du temps et de l’âge » — É. Vaucheret : « flétrie » ‖ offencée : on rapprochera, dans le même registre, « Pour réparer des ans l’irréparable outrage. » 7 « s’y maintenir » 8 ces sens métaphoriques de fleur sont hérités du latin flōs, qui les avait empruntés au grec ἄνθος/anthos. 9 « si ce n’est que, à ceci près que » 10 nous avons déjà croisé l’adjectif, écrit nonpareil, « inégalable, incomparable, unique, sans pareil, sans égal » Cf. Faulte d’argent, c’est douleur non pareille. ‖ En 1538, Henri VIII (qui possédait déjà treize palais à Londres et dans les environs) décida de se faire bâtir un pavillon de chasse à proximité de Hampton Court ; l’emplacement choisi fut Cud- dington, près d’Epsom : ce fut Non(e)such Palace (calque de « palais nonpareil », mais on parle du traité de Sans-Pareil qui y fut conclu entre Elisabeth Ire et les Provinces-Unies le 10 août 1585 ; Nathan Chytraeus/Chyträus (Kochhaff ; χύτρα « marmite »), Hodoeporica (« récits uploads/Geographie/ les-dames-galantes-au-fil-des-mots-023.pdf
Documents similaires










-
32
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Dec 12, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 2.1986MB