Variaciones Borges 5 (1998) Louis Marin L’utopie de la carte 1 De la rigueur d

Variaciones Borges 5 (1998) Louis Marin L’utopie de la carte 1 De la rigueur de la science. ... En cet empire, l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessè- rent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec - lui, point par point. Moins passionnées pour l’Étude de la Cartographie, les Gé- nérations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l’abandonnèrent à l’Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l’Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte; des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n’y a plus d’autre trace des Disciplines Géographiques. (Suarez Miranda. Viajes de Varones Prudentes, Lib. IV, Cap. XIV, Lérida 1658). Cité par Jorge Luis Borgès 2 Il faut aller immédiatement à la rencontre de la parabole: le passage de la carte, modèle analogique de son objet qui le ré- duit, selon une échelle de mesure déterminée, à la carte, “double” de l’Empire, son autre, passage de la représentation à l’utopie de la représentation et, du même coup, conversion de l’objet représenté dans son simulacre, inassignable puisqu’il est sa carte dans une totale coïncidence et cependant différent d’elle ou elle. différent de lui, puis- que l’Empire subsiste alors que la carte est abandonnée: cet écart est proprement celui du neutre, et la pratique de sa différence celle de l’utopie. Car, un plan de ville, une carte de pays ou de continent, quelle qu’en soit l’échelle, quels que soient les degrés de réduction et les seuils d’effacement des éléments de la réalité représentée, fonctionnent tou- jours implicitement comme des doubles: et cependant ce sont des re- présentations diagrammatiques, des schèmes dont la syntaxe— j’entends les règles de réduction et de sélection—est explicite, mais dont on oublie le caractère dans le regard qui les saisit et l’énoncé qui 1 Texte publié avec l’autorisation des Éditions de Minuit, 2 Jorge Luis Borgès, Histoire de l’infamie, histoire de l’éternité, Le Rocher, 1951, Union générale d’éditions, Paris, p. 129-130. 1. search by... | volume | author | word | > menu 48 Louis Marin les parcourt: “Parce que le rapport visible qu’il y a entre ces sortes de signes et les choses marque clairement que, quand on affirme du signe la chose signifiée, on veut dire, non que ce signe soit réellement autre chose, mais qu’il l’est en signification et en figure. Ainsi l’on dira sans préparation et sans façon... d’une carte d’Italie que c’est l’Italie”3. L’expression que les logiciens de Port-Royal commentent en 1683, et l’écart entre le “vouloir dire” de la figure et le “dire” de la chose même, sont le thème de la parabole que “cite” J. L. Borgès. 2. L’oubli qui s’insinue entre la parole et l’intention qui l’anime n’est autre que la trace du passage, le sillage de la force de neutralisation que porte la carte avec elle. La carte parfaite était celle qui conservait la marque de sa différence dans l’exposé de la règle réductrice qui l’instituait. La carte de l’ubris est celle de la reproduction infinie, non point numériquement ou distributivement indéfinie, comme avec l’imprimerie dont l’humaniste Raphaël apprend le secret aux Utopiens, mais qualitativement infinie. La carte de la démesure est celle qui est si parfaitement mesurée qu’elle n’est p]us l’analogon du pays, de la ville, de la province, son équivalent métrique, mais son double, son “autre”: celui qui invertit la mesure des grandeurs, qui cependant la produit, en la fiction des simulacres. Double: donc indiscernable de l’espace et des lieux dont elle est le double. Double cependant: donc “autre” qu’eux. 3. Une des clefs de la parabole est que la carte ne résiste pas à l’histoire: la succession—profanatrice—des temps fait apparaître que la confec- tion des simulacres, si rigoureuse, si scientifique soit-elle, est une pas- sion inutile. La science des modèles est une opération mythique, celle qui semble abandonner à une société le pouvoir de manipulation de sa destinée la puissance de reproduire son origine, de se produire. Mais le travail de l’utopie n’est pas seulement dans la figure du double, dans la représentation en forme de simulacre qui laisse apercevoir comment une réalité, une ville, une société peut être autre qu’elle-même et com- porter nécessairement un envers, qui est son identité retournée. Le tra- vail de l’utopie est aussi dans sa ruine, dans sa déconstruction. Effet d’une décision impie, puisque des générations mettent en jeu l’origine fondatrice et son instauration immobile dans le double de la carte, elle est aussi l’effet du temps: ainsi avec la durée, dans l’abandon, le double apparaît-il comme le double de..., donc différent. Aussi cesse-t-il d’être le double indiscernable et apparaît-il alors avoir été le produit de 3 Logique de Port-Royal, chap. XIV, 2e partie, Flammarion, Paris, 1970, p. 205. search by... | volume | author | word | > menu L’utopie de la carte 49 l’histoire au temps même où la coïncidence était parfaite. Le travail de la figure utopique est ainsi d’inciser la ré lité dynamique de l’histoire des traces de sa production qui permettent de la penser: traces dont le double parfait n’était, dans son écart inassignable avec le présent contemporain dont il lève la carte, que la première et imperceptible épreuve. 4. La carte démesurée, au temps jadis de sa parfaite effectuation, n’était qu’un simple dessin dressé par les Collèges de Cartographes. Même devenu double indiscernable de l’Empire lui-même, il en était l’autre, l’utopie dans sa représentation figurative. Devant la carte de l’Empire, lorsque les sujets de l’Empire disaient: “C’est l’Empire”, ils voulaient dire “C’en est la figure”. Et c’est pourquoi, en habitant l’Empire, ils en ha- bitaient également la carte, mais en représentation: l’image, à la fois mesurée et fantastique, que l’élite de l’Empire leur avait offerte de leur propre demeure. En ce sens, sa figure utopique est un produit de l’idéologie de la représentation dont le texte de Port-Royal que nous avons cité est l’expression logico-grammaticale. Le mouvement contra- dictoire de l’histoire déplace la carte utopique qui, dès lors, devient la figure de sa différence dans le lointain et la distance, marginale, autre, infrahumaine et extra-sociale, en ruines. “Dans les Déserts de l’Ouest subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent”. Mise en jeu de la figure utopique dans sa dif- férence, dans le mouvement de la contradiction historique. Alors peut apparaître la représentation idéologique qui était jusqu’ici bloquée dans son identité. 5. Il reste à interroger le texte de J. L. Borgès comme production de l’utopie de la carte, comme remise à jour du travail utopique dans la re- présentation: Borgès, en l’occurrence, répète l’opération cartographique et, par cette répétition dans le jeu textuel, il “opère” sa force neutrali- sante, il s’indique au lieu de production de cette force. En effet, le texte de Borgès est une citation d’un autre texte et il n’est qu’une citation: il n’y a pas de discours propre à l’auteur où la citation s’encadrerait pour prendre, par différence, sa position proprement citationnelle. Ainsi J. L. Borgès et Suarez Miranda, l’écrivain argentin de 1935 et le narrateur es- pagnol de 1658, s’identifient dans leur texte comme la Carte coïncidait point par point avec l’Empire; mais Miranda est l’autre de Borgès, comme la Carte était l’autre de l’Empire. Nous ne pouvons assigner la distance qui sépare l’un de l’autre, et cependant leur identification ne peut s’accomplir sans se doubler de l’écart qui distingue le simulacre de son objet. La question est ici la suivante: quelle est la position search by... | volume | author | word | > menu 50 Louis Marin d’énonciation de Borgès ? D’où parle-t-il ? Comment le discours de la Carte Démesurée peut-il être tenu ? Sinon de Nulle Part, d’un non-lieu qui n’est ni l’imaginaire ni l’irréel. Vérifie-t-on que Suarez Miranda n’existe pas et n’a jamais existé ? Ou qu’il n’a jamais écrit les Viajes de Varones Prudentes, ou que l’ouvrage ne comporte pas un chapitre XIV au livre IV ? Mais, d’autre part, il ne faut pas dire non plus que Borgès a “imaginé” cet écrivain espagnol ou son livre ou sa date de parution ou le fragment de ce texte. En vérité, il n’y a pas d’autre texte que celui de Mi- randa; pas d’autre texte non plus que celui de Borgès. Ilss sont deux et l’un joue par rapport à l’autre le rôle d’un support = zéro, de la page blanche où il s’écrit. Le texte de Borgès n’existe que dans la neutralisa- tion de celui de Miranda, comme ce dernier ne prend consistance tex- tuelle que par rapport à ce degré zéro de l’écriture qu’est la simple opé- ration de citer. En fin de compte, ce que nous lisons n’est autre que l’envers, le verso du texte de Borgès, verso qui n’est lisible que uploads/Geographie/ marin-l-x27-utopie-de-la-carte.pdf

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