« Le jaguar et le Tezcatlipoca noir. Un exemple méso-américain du regard sur l’
« Le jaguar et le Tezcatlipoca noir. Un exemple méso-américain du regard sur l’animal », Acta Orientalia Belgica, XIV, Bruxelles-Louvain-la-Neuve-Leuven, 2001, pp. 223-236. 1 Le jaguar et le Tezcatlipoca noir. Un exemple méso-américain du regard sur l’animal. Mon âme est un jaguar. Les blessures à l’un entraînent des blessures pour l’autre. Proverbe nahua Orchestration L’exercice d’une communication dans la noble Société des Orientalistes de Belgique nous permet de proposer un passage par le Détroit de Behring. L’entreprise nous engage à l’écoute des peuples amérindiens. Elle invite à envisager les rapprochements et les divergences éventuels avec l’Orient des Européens. Selon une hypothèse devenue classique – quoique non démontrée –, c’est sans aucun doute des animaux que poursuivaient les hordes de chasseurs paléolithiques, venus de la Sibérie. Ils passèrent à pieds secs et infiltrèrent, un continent vaste sur lequel l’homme n’était pas né. Selon toutes vraisemblances, ces migrations aux contingents fort réduits eurent lieu vers le XVe millénaire AEC. Cette première humanité du passage apparaît essentiellement centrée sur la chasse. L’archéologie témoigne en la faveur d’un équipement de plus en plus spécialisé (javelots, flèches, pièges, etc.) allié à des moyens de locomotion “rapides” tels les traîneaux. On pense que l’homme était accompagné d’un animal domestique, dont on ne doit plus dire l’importance : le chien1. Cette base a fourni le cadre sur lequel s’épanouiront toutes les sociétés amérindiennes, faisant fi des climats et des biotopes extrêmement divers. Très vite, le rapport de ces hommes avec le milieu naturel prit une connotation particulière, en raison de la richesse faunique – et végétale – caractéristique de cette partie du monde. Est-ce en raison de cette importance que la plupart des mythes de création ou d’émergence évoque le rôle déterminant de l’animal ? 1 BEAUCAGE, P., Les humains et les animaux en Mésoamérique, manuscrit, 1987, p. 1. « Le jaguar et le Tezcatlipoca noir. Un exemple méso-américain du regard sur l’animal », Acta Orientalia Belgica, XIV, Bruxelles-Louvain-la-Neuve-Leuven, 2001, pp. 223-236. 2 Toujours est-il que tant à l’intérieur des plaines gigantesques que le long des larges bandes côtières, l’homme peut trouver un habitat favorable, propice à la chasse et à la pêche2 . D’ailleurs les peintures rupestres ont été essentiellement retrouvées près des lacs, des rivières ou dans des abris rocailleux3. Ces marques picturales attestent un intérêt certain de l’homme pour l’animal. Ce dernier est pressenti comme rival, compagnon ou source d’alimentation. Les figurations d’animaux imaginaires, mythologiques ou fantastiques, ne font pas défaut4. Hélas, elles prêtent le flanc aux interprétations les plus saugrenues et, en tout cas, indémontrables. Quant au milieu forestier, il apparut plus pauvre en gibier aux premiers habitants de l’Amérique. Ils n’y entrèrent que par petits groupes, et dans l’ensemble, d’une manière assez marginale. Il est loisible d’incriminer la densité de ce milieu autant que la peur magique qu’il inspire. Néanmoins, on soulignera que chaque peuple a réussi à adapter ses techniques de chasse à l’environnement faunique dont il dépendait. Toutefois, les hommes avides de sédentarisation réussirent à comprendre les cycles des végétaux. Ils parvinrent à leur induire une série de modifications conscientes : les “trois soeurs” – courges, haricots, maïs – firent leur apparition sans doute dans le courant du IVe millénaire.5 Dans le nord du Mexique ainsi que dans le sud-ouest américain, les Seri, les Kikapú et les Shoshoni ont maintenu un genre de vie proche de cette culture du désert jusqu’à la fin du siècle dernier ! Les animaux en Amérique centrale La généralisation de l’agriculture sédentaire modifia considérablement les rapports entre les Méso-américains et les animaux. Dès les débuts de notre ère (époque classique), les habitants du sous-continent centraméricain dépendent essentiellement de l’apport nutritionnel produit par une valorisation performante du sol et de la flore très avancée. Nous continuons chaque jour à en tirer profit.6 La population connut alors un 2 Jusqu’au VIIIe millénaire, les sites archéologiques découverts correspondent à des camps de chasseurs. 3 Voir Un viaje por les pinturas rupestres (la fauna), ESTADO HIDALGUENSE DE LA CULTURA, Hidalgo, México, Juin 1991. 4 Serpents, cabridés, lapins, opossums, oiseaux, ... 5 Fouilles de MacNeish. Le maïs, obtenu à partir d’une graminée sauvage, serait apparu à Tehuacán, Mexique, pour remonter dans le sud-ouest des Etats-Unis (vers 2000 AEC ?) où il rendra possible une vie villageoise assez prospère. Dans la vallée du Mississippi, à partir de la seconde moitié du IIe millénaire, le groupe des Mounds Builders bâtit les premières cités de l’Amérique septentrionale caractérisées par des tertres au sommet aplati, érigés autour d’une place centrale. Divers objets de la vie quotidienne nous renseignent sommairement sur cette civilisation mystérieuse. 6 Tubercules, fruits, fibres végétales, légumineuses, ... « Le jaguar et le Tezcatlipoca noir. Un exemple méso-américain du regard sur l’animal », Acta Orientalia Belgica, XIV, Bruxelles-Louvain-la-Neuve-Leuven, 2001, pp. 223-236. 3 accroissement considérable7 qui, en raison des besoins inhérents aux cultures agricoles, entraîna une modification du milieu naturel et la constitution d’agglomérations urbaines non négligeables. La faune a alors tendance à se “retirer” dans des endroits isolés. Pourtant la chasse ne disparaît pas pour autant, même dans les civilisations urbaines. Outre les modifications du paysage et du rapport à la nature, certains éléments symboliques “nouveaux” revêtent une importance croissante. Il s’agit de l’élite sacerdotale et de l’élite guerrière : la “triade méso-américaine” est donc en place. Gordon Brotherston s’est livré à une analyse exhaustive de cette tripartition à partir d’un hymne et de divers témoins iconographiques8. D’un point de vue géographique et climatique, l’Amérique centrale regroupe une dizaine de régions fort différentes, elles-mêmes réparties en diverses sous-régions, singularisées par des climats divers : chaud, sec, désertique, tropical, tempéré, polaire, humide. Toutefois, même là où les groupements humains sont importants, l’univers faunique demeure autant varié qu’abondant. Les liens symboliques et matériels avec les animaux sont restés très vifs. A tel point qu’en de nombreux endroits l’homme partage la terre avec les animaux, essentiellement sauvages9 — en ce sens que l’occupation d’un territoire par une communauté n’est jamais totale et que le large espace réservé aux animaux est confiné dans les zones “tampons” entre villages. En outre, les animaux occupent une place prépondérante dans les mythes, les contes, les rites, les pratiques magiques, etc. Jusqu’à maintenant, les Indiens du Mexique prétendent que chaque personne a un double, un compagnon animal, le nahual 10. Pour cela, l’animal est digne de respect sans pour autant avoir à prohiber la chasse ou l’élevage. Divers tabous contribuent à équilibrer les rapports hommes/animaux. Divers indices montrent que, pour les peuples méso-américains, les animaux n’appartiennent pas 7 Malgré des chiffres difficiles à établir avec certitude, on peut raisonnablement estimer que plusieurs millions d’êtres humains peuplent alors l’Amérique centrale. 8 In BROTHERSTON, G., « Sacerdotes, agricultores, guerreros : un modelo tripartita de Historia mesoamericana », Estudios de Cultura Náhuatl, 19, UNAM, México, 1989, pp. 95-106. 9 La plupart des Indigènes se définissent comme des agriculteurs. Exemple : les Nahua du Mexique s’appellent eux-mêmes maseual. Ce terme signifie « paysan ». 10 Le concept centraméricain du nahual est extrêmement riche et complexe. Il aurait pu faire l’objet d’une seule causerie. Ce terme désigne autant de prestigieux fondateurs de lignées, que des hommes sages ou des sorciers dont les facultés exceptionnelles leur permettent de se transformer en animal (souvent jaguar) ou en phénomènes atmosphériques. Le nahual est aussi l’alter ego de la personne. Remarquons enfin que de nos jours le nahual apparaît souvent dans les faits de sorcellerie. « Le jaguar et le Tezcatlipoca noir. Un exemple méso-américain du regard sur l’animal », Acta Orientalia Belgica, XIV, Bruxelles-Louvain-la-Neuve-Leuven, 2001, pp. 223-236. 4 nécessairement à un règne différent de celui de l’homme. La cosmovision singulière des Amérindiens intègre dans une même harmonie les animaux, les hommes, les plantes, les corps célestes et tout ce qui se produit dans l’univers. Le sentiment d’unité qui relie ces êtres et ces phénomènes s’avère fondamental pour comprendre la pensée des Indiens. L’animal, à l’instar des êtres humains, est intimement lié à la terre. Les fondations de la terre ne reposent-elles pas, selon certains mythes, sur un gigantesque amphibien, mi-requin, mi-lézard ? Tlatecuhtli, Terre, est elle-même une sorte de batracien. Mais elle peut être serpent qui, recouvert de feuilles, est alors maïs... Quant au serpent ! Il est aussi Ciel, Voie lactée. Représenté avec des flammes, le serpent est Xiuhcóatl, celui qui conduit Soleil, Aigle, dans sa course matinale. Coatlicue, la déesse à la « jupe-de-serpents »11, évoque à l’envi la Terre-Mère12. Terre abrite Zotz, la chauve-souris qui, dans les entrailles de Terre, véhicule Soleil mort, sous la forme d’un jaguar, lors de sa course nocturne. Il revient à Xolotl, le Dieu-Chien, d’accompagner l’âme du défunt dans son voyage à travers les niveaux de l’inframonde. Xolotl, maître du crépuscule, est aussi le jumeau du Quetzalcoatl, Serpent-Quetzal, maître de l’aurore. Nombreux sont les animaux qui, dans la pensée précolombienne, s’investissent dans l’univers. La Lune ne porte-t-elle sur son “visage” le lapin ? N’est-ce pas Coyote – parmi d’autres – qui découvrant l’endroit où les dieux dissimulaient le maïs l’offrit aux hommes ? Et le singe, survivant d’une catastrophe cosmique, uploads/Geographie/ michel-duquesnoy-le-jaguar-et-le-tezcatlipoca-noir.pdf
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- Publié le Oct 05, 2022
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