Monika Borgmann Ce qui me préoccupe sans cesse est la question de savoir pourqu

Monika Borgmann Ce qui me préoccupe sans cesse est la question de savoir pourquoi on nous tue ? Pourquoi on meurt ? Et pourquoi nous ? Saïd Mekbel Intellectuel et journaliste algérien, né à Béjaïa le 30 mars 1940, assassiné à Alger le 3 décembre 1994 15.00 € ISBN 978-2-912868-47-3 Monika Borgmann ISBN 978-2-912868-47-3 1 ère édition : janvier 2008 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays ©Téraèdre 48, rue Sainte-Croix de la Bretonnerie 75004 Paris www.teraedre-publishing.com © Dar al-Jadeed Résidence Slim, Haret-Hreik, B.P. 11-5222 Beyrouth, Liban Pour Saïd Mekbel Ce voleur qui... Dernier billet de Saïd Mekbel, paru dans Le Matin le jour même de sa mort, le 3 décembre 1994. Ce voleur qui, dans la nuit, rase les murs pour rentrer chez lui, c'est lui. Ce père qui recommande à ses enfants de ne pas dire dehors le méchant métier qu'il fait, c'est lui. Ce mauvais citoyen qui traîne au Palais de justice, attendant de passer devant les juges, c'est lui. Cet individu pris dans une rafle de quartier et qu'un coup de crosse propulse au fond du camion, c'est lui. C'est lui qui, le matin, quitte sa maison sans être sûr d'arriver à son travail. Et lui qui quitte le soir son travail, sans être certain d'arriver à sa maison. Ce vagabond qui ne sait plus chez qui passer la nuit, c'est lui. C'est lui qu'on menace dans le secret d'un cabinet officiel, le témoin qui doit ravaler 7 ce qu'il sait, ce citoyen nu et désemparé. Cet homme qui fait le vœu de ne pas mourir égorgé, c'est lui. Ce cadavre sur lequel on recoud une tête décapitée, c'est lui. C'est lui qui ne sait rien faire de ses mains, rien d'autre que ses petits écrits, lui qui espère contre tout, parce que, n'est-ce pas, les roses poussent bien sur les tas de fumier. Lui qui est tous ceux-là et qui est seulement journaliste. 8 AVANT-PROPOS Le soir du 3 décembre 1994, j'étais à mon bureau au Caire. Soudain, un collègue posa une brève sur la table et me dit : « Je crois que c'est quelqu'un que tu connais ! » Je lus : « Saïd Mekbel assassiné... » J ' avais fait la connaissance de Saïd Mekbel un an auparavant, en novembre 1993. Je m'étais rendue en Algérie pour une émission de radio, dans un pays en proie à une spirale de violences impliquant les islamistes et l'État. En janvier 1992, l'armée avait interrompu les premières élections libres et démocratiques afin de priver le Front islamique du salut (FIS) d'une victoire électorale et l'empêcher ainsi d'accéder au pouvoir. Les intellectuels avaient, eux aussi, fini par être 9 impliqués dans le conflit opposant le pouvoir aux islamistes. De nombreux journalistes, écrivains, poètes, sociologues et médecins furent assassinés à partir de mars 1993 et, malgré la revendication officielle de ces meurtres par les islamistes, le doute revenait sans cesse quant à l'identité des véritables assassins : les commanditaires étaient-ils vraiment des militants islamistes, ou ne sortaient-ils pas des rangs de l'ancien parti au pouvoir, le Front de libération nationale (FLN) ? Lors des enterrements, les familles, les amis et les collègues défilaient devant les sépultures. Des cris accusateurs perçaient le pesant silence de ces marches funèbres : « Islamistes, assassins ! », « Mafieux, assassins ! », « FLN, assassin ! ». Les cimetières étaient devenus des lieux de rencontres tragiques, et sur les visages sombres flottait une question muette : « Qui sera le prochain ? » Lorsque je suis arrivée en Algérie, la peur, les menaces et la violence avaient déjà poussé de nombreux intellectuels à l'exil. Je voulais comprendre pourquoi certains ne cédaient pas, à cette peur, à ces menaces, à cette violence, 10 pourquoi ils restaient en Algérie alors que d'autres quittaient leur pays. Saïd Mekbel, à l'époque directeur et chroniqueur du quotidien francophone Le Matin, était l'un des nombreux journalistes et intellectuels que j'avais interviewés et dont j'avais tenté de comprendre les prises de position. Mon premier rendez-vous avec Saïd Mekbel eut lieu le 27 novembre 1993, dans son bureau. Je rencontrai alors un homme mince, de taille moyenne, les cheveux gris et ondulés, les yeux tristes mais souriants, à la voix basse, douce et souvent défaillante. Une courte entrevue, au cours de laquelle je voulais seulement convenir d'une date officielle pour l'interview, se transforma en une discussion de plusieurs heures. Il évoqua ses liens d'amitié avec le journaliste et écrivain Tahar Djaout et le sentiment d'impuissance absolue qui l'avait envahi lorsque ce dernier avait été assassiné. Il parla des métamorphoses de sa peur et de ses tentatives 11 pour comprendre les raisons secrètes du meurtre de Djaout et des autres. Il plongea dans le passé et se remémora sa vie clandestine sous Boumediene, la torture, et cette absurde relation de pouvoir qu'il avait alors entretenue avec ses bourreaux. Puis il revint au présent et développa dans les grandes lignes sa théorie des « meurtres pédagogiques ». Il réitéra plusieurs fois son désir désespéré de vivre assez longtemps pour pouvoir transmuer son vécu en oeuvre littéraire. À la suite de cette première rencontre, trois interviews furent réalisées et enregistrées dans son bureau. Je découvris alors un homme qui mettait à nu l'effrayante logique du meurtre des journalistes et des intellectuels et qui se sentait, du fait même de sa découverte, encore plus menacé, encore plus seul. Les interviews elles-mêmes, où se mêlaient le politique et le personnel, cessèrent pour moi - et peut-être pour lui aussi - d'être de simples entretiens journalistiques pour devenir des sortes de « confessions », faisant de moi le témoin de ses pensées. 12 Je ne sais pas et ne saurai jamais pourquoi il s'est prêté à ces aveux. Voulait-il rompre sa soli- tude ? Voulait-il partager sa peur et ses soupçons avec quelqu'un ? Voulait-il, consciemment ou non, laisser un témoignage, en prévision du pire ? Était-ce le fait qu'en tant qu'étrangère, je n'étais pas impliquée dans le quotidien meurtrier de l'Algérie ? Était-ce tout simplement le moment opportun pour cette rencontre ? Peut-être était- ce un peu de tout cela. Le 3 décembre 1994 à midi, dans la pizzeria Errahma, Saïd Mekbel fut atteint de deux balles dans la tête et succomba à ses blessures après un combat de plusieurs heures contre la mort. Un an auparavant, nous avions déjeuné dans ce restaurant, tout proche du Matin, et j'avais pu remarquer les coups d'œil incessants et nerveux qu'il jetait derrière lui, conscient que lui aussi pouvait un jour devenir une victime. Après sa mort, j'eus l'impression d'avoir un « testament » entre les mains, sans savoir si j'avais 13 le droit de le publier. Lors de nos rencontres, j'avais encouragé à plusieurs reprises Saïd Mekbel à mettre par écrit ses théories, pensant qu'une publication aiderait à le protéger. Mais, pendant longtemps et peut-être trop longtemps, je n'ai pas voulu le faire à sa place. Aujourd'hui, j'ai changé d'avis. Lokman Slim et moi avons fondé Umam Documentation & Research, organisation œuvrant à la consti- tution d'archives sur la (les) guerre(s) civile(s) libanaise(s), et je me suis rendu compte, encore une fois, de l'importance de « raconter l'histoire », ici au Liban ou ailleurs, comme en Algérie. Surtout quand il s'agit de pays qui ont fait le choix de réagir à tant d'années de violence, à tant de massacres, d'assassinats et de disparitions, par l'adoption de lois d'amnistie coupant court à toute recherche de la vérité, sous quelque forme que ce soit. Dans ce cas, c'est probablement « l'histoire racontée », racontée par les témoins, les victimes mais aussi les bourreaux, en d'autres mots la « mémoire collective », qui peut être un premier pas pour comprendre le « pourquoi ». 14 Saïd Mekbel, lui aussi, voulait comprendre. Comprendre pour mieux protéger les autres et pour se protéger lui-même, mais aussi comprendre pour s'approcher de la vérité. Il a payé le prix le plus cher, il a payé de sa vie. Quant à moi, je crois aujourd'hui que je lui dois la publication de son « testament ». Comme il s'agit plutôt d'un document, j'ai essayé, autant que possible, d'être le plus fidèle au style oral des interviews. De même, j'ai conservé les quelques « contradictions » apparaissant entre le premier entretien et les suivants, qui s'expliquent par le fait que Saïd Mekbel me faisait de plus en plus confiance pendant mon séjour en Algérie. Par contre, j'ai renoncé à publier des détails intimes qui ne sont pas nécessaires pour comprendre la pensée de Saïd Mekbel. C'est grâce à l'encouragement de Franck Mermier que je me suis décidée à mettre ce projet à exécution, et c'est grâce à son aide que ce texte a pris forme. Quant à Gisèle Seimandi 15 et Candice Raymond, je leur dois un patient travail d'édition grâce auquel ce livre a enfin pu voir le jour. M.B. 16 Entretien du 4 décembre 1993 Qu'avez-vous ressenti à la mort de Tahar Djaout1 ? Pour la première fois, uploads/Geographie/ monika-borgmann-said-mekbel-une-mort-a-la-lettre-x27-x27-entretiens-x27-x27.pdf

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